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Markind Fomalhaut Eaux troubles - Premiers chapitres

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Markind Fomalhaut Eaux troubles Philippe Ruaudel

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Copyright © 2021 par Philippe Ruaudel Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5 (2° et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Première impression : 2021 Philippe Ruaudel 1 rue de l’alouette, 76200 Dieppe, France www.markind.fr

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À ceux pris dans le tourbillon de la vie, cherchant une échappatoire.

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DU MEME AUTEUR Romans Lignée Markind 55 Cancri Markind 55 Cancri : Vaisseau mère Markind 55 Cancri Ombres Lignée Epsilon Eridani Markind Epsilon Eridani Poussières Lignée Fomalhaut Markind Fomalhaut Eaux troubles Nouvelles Markind Moments : Entrepôt Markind Archives : Mécatombes

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TABLE DES MATIÈRES Remerciements i Avant-propos iii Introduction 1 1 Écume 5 2 Délivrance 35 3 Remontée 73 4 Reddition 100 5 Descente 120 6 Prison ferme 136 7 Acclimatation 146 8 Surprise 155 9 Rencontres 175 10 Focus 192 11 Division 203 12 Faiblesse 214 13 Échappatoire 222 14 Cordon 233 15 Dérive 240

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i REMERCIEMENTS En écrivant ces quelques lignes, je me remémore l’ensemble de ceux qui m’ont soutenu dans cette belle aventure qu’est l’écriture. Je n’oublierai jamais mes premiers lecteurs dont les retours ont chassé les doutes et les peurs des premiers instants. Une tendre pensée à ma mère dont l’avis aiguisé prime toujours. Merci à mon épouse, sans qui le manuscrit serait encore en phase corrective. Merci à la ville de Dieppe qui m’a offert, sans retenue, un espace de liberté.

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iii AVANT-PROPOS Dans l’état des connaissances scientifiques de l’humanité du XXIème siècle, il existe entre deux cents et quatre cents milliards d’étoiles dans notre galaxie, la Voie lactée. On y dénombre un minimum de cent milliards de planètes gravitant autour de ces astres. Pour certains, ce sont autant de lieux à scruter, à étudier et à cartographier en y posant des sondes. Pour d’autres, ce sont autant de terres où poser le pied. Pour moi, humble auteur, ce sont autant de mondes où poser mes mots. L’univers devient un terrain de jeu idéal pour développer des intrigues, placer mes personnages dans des situations incroyables et créer des êtres fantastiques. Les aventures de la saga Markind s’étaleront dans le temps et l’espace, comme lui, sans limite. Là où l’œuvre de ma plume se stoppera, l’imaginaire d’un d’entre vous la prolongera. Ensemble, emplissons de nos rêves l’immensité interstellaire.

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1 INTRODUCTION Chaque endroit de la Terre, le berceau de l’humanité, a été conquis, scruté, modifié, répertorié. Puis l’Homme a logiquement lancé son dévolu sur les astres qui le narguaient depuis des millénaires dans les cieux. Pleine d’arrogance, l’humanité a dépensé sans compter en chair, en monnaie, en ressources nécessaires pour combler son appétit. En 2120, elle peut se targuer d’annoncer que l’on naîtra désormais autre part que sur la Terre ou sur son orbite. Mars devient un nouveau berceau. Elle devient également un nouveau champ de bataille où les nations mourantes sont supplantées par les firmes terriennes les plus puissantes, ayant même perdu leur caractère multinational. Planter un drapeau pour revendiquer une possession est totalement désuet. Ce qui prime est, sous couvert d’universalité, de disposer de la gestion d’une ressource ou de sa distribution. Les générations d’humains se succèdent parfois dans la souffrance et les difficultés d’avoir quitté le si doux cocon terrien. Cependant, l’humanité s’adapte socialement aux contraintes de la vie martienne. Au XXIVème siècle apparaît l’Homme de Mars. Né d’on ne sait où, le terme est attribué à un éditorialiste terrien qui l’utilise dans un beau papier, après un séjour en immersion dans les centres de vie

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 2 commune martiens. En soi, rien de bien différent, comparé aux Terriens. Rien, physiquement parlant au départ, puis cette fraction de l’humanité invente et utilise « l’humaniformation », une technique de bioingénierie avancée. Désormais, après avoir adapté la société et les esprits, on forge la chair pour vivre sur Mars. Les Terriens abhorrent cette technique. La pression terrienne s’accentue de plus en plus sur ces femmes et hommes descendants des premiers colons, rejetés. Pour les Terriens, il s’agit d’un nouvel Âge d’or. Les ressources, issues de l’exploitation de la ceinture d’astéroïdes principale, font de Mars un lieu de négoce incontournable. En parallèle, la terraformation de Mars engloutit les fortunes, les ressources pour faire oublier le terme de « planète rouge ». On la rêve bleue, verte, terrienne. Les Hommes de Mars, descendants des esprits les plus aiguisés et téméraires, ne partagent pas ces mêmes idéaux. Ils ont gardé le souvenir de l’impact de l’Homme sur son berceau, que beaucoup souhaitent fuir. Les tensions s’accroissent au fil des générations. Jusqu’au XXVIIIème siècle, les émeutes se succèdent. Elles sont réprimées durement par les Terriens. Les Hommes de Mars courbent l’échine. Ils rêvent. Ils s’imaginent affranchis. Affranchis des desiderata terriens. Ils comprennent que leur avenir n’est pas terrien, pas martien. Il est humain. Il leur faut un nouveau berceau. Mais pour renaître, il faut un nouvel ensemencement. Dans l’ombre des Terriens, cette fraction de l’humanité imagine, cogite, invente. Enfin, un événement fortuit, la découverte des bulles de Lemer, leur permet de créer un outil qui les amène à fendre le tissu interstellaire. Des années plus tard, le premier markind voit le jour. Il emmènera une première lignée d’humains vers un avenir incertain, mais offrant plus d’espérance. Ne faisant pas table rase du passé et pour ne pas répéter ses erreurs, la mémoire humaine

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 3 prendra part au voyage. Œuvre secrète d’une branche des Hommes de Mars, les archivistes, l’Encyclopedia Humanis représente le passé cultivé des humains. Une première lignée humaine comptant trois cents membres d’équipage et futurs colons s’élance dans l’obscurité de l’espace en quête de la lumière d’une nouvelle étoile, 55 Cancri-A du système 55 Cancri, pour germer. Pour leur plus grand bonheur, ils parviennent à destination et peuvent ensemencer leur nouveau monde : Harriot-a, un satellite naturel de la géante gazeuse 55 Cancri-f, appelée Harriot, dans la nomenclature terrienne. Au XXXIIème siècle, une nouvelle lignée Epsilon Eridani voit le jour avec le départ du deuxième markind, depuis Harriot-a, vers le système Epsilon Eridani. Après avoir ensemencé, avec succès, la planète Daucus, le Markind Epsilon Eridani, chargé de rêves et d’espoirs humains, se dirige vers le système Saruan, six cents ans plus tard. Bien plus tard, la troisième lignée quitte Harriot-a avec pour objectif le système ternaire Fomalhaut. Le Markind perce le tissu interstellaire pour découvrir les planètes océans qui gravitent autour des trois étoiles.

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5 1. ÉCUME La tempête était passée. Les vagues avaient perdu de leur hauteur. Le bleu électrique du ciel dominait de nouveau l’horizon. Le rugissement du vent s’était tu. Pourtant, une masse blanchâtre flottait à la surface, légèrement chahutée par la houle. Cassant la monotonie de flots redevenus calmes, elle n’avait rien de naturel. D’ailleurs, les espèces animales qui daignaient s’en approcher ne savaient que faire d’un tel intrus dans leur quotidien. La forme était singulière, s’ils avaient eu quelques autres références dans leur amas cérébral, ils auraient pu la juger humanoïde. Un mouvement répété l’agitait. Les jambes et les bras bougeaient régulièrement en suivant les perturbations de l’immense étendue d’eau. Un animal, un peu plus curieux que les autres, s’approcha en effectuant des cercles concentriques. Il alternait entre approche et observation minutieuse. C’était la première fois qu’il observait de si près une espèce qui n’avait rien en commun avec lui. Quand le corps émergea, semblant reprendre vie d’un seul coup en sortant la tête de l’eau, le petit curieux utilisa une technique de protection universelle et ayant prouvé son

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 6 efficacité dans le monde du vivant : la fuite. La masse blanche montrait enfin son visage. La jeune femme à la peau terne, lisse et ruisselante regardait en haletant autour d’elle, à la recherche d’un hypothétique refuge, ou d’un objet flottant lui permettant de retrouver un semblant de stabilité, un peu de répit. Elle agissait par réflexe, effectuant des gestes amples et démontrant une aisance toute particulière dans la nage. Elle tourna sur elle-même à plusieurs reprises, cherchant une issue. Son regard s’arrêta sur un point qui avait disparu, recouvert par une vague. Elle resta dans cette position, attendant d’apercevoir une nouvelle fois le salut. Elle sentit son corps emporté par la houle et le point sombre réapparut. Il semblait se situer loin, mais c’était le seul but qui lui était offert. Rassemblant ses forces, elle commença à nager dans cette direction. Comme si son corps lui en avait intimé l’ordre, elle plongea. Ce qu’elle observa était magique. Sa vue offrait une capacité étonnante : elle pouvait voir parfaitement à travers les eaux cristallines de l’océan. Ses yeux s’adaptaient, lui dévoilant une faune majestueuse. Les animaux, transparents pour la plupart, ondulaient lentement. Certains ressemblaient à des méduses, d’autres à de longues et fines toiles étirées sur plusieurs mètres. Plus au loin, son regard fut happé par une immense structure sombre, coupant net les rayons lumineux qui plongeaient dessus. Elle eut la confirmation que le point lointain aperçu à la surface cachait quelque chose de bien plus étendu. Le fait de se retrouver perdue et seule au milieu de cet environnement immense l’angoissait. Malgré le péril qu’elle courait, la jeune femme progressait aisément. Elle ne craignait pas l’eau. Cependant, la fatigue commençait à se faire sentir. Ses durées d’immersion se raccourcissaient, mais elle tenait bon. La masse sombre emplissait de plus en plus d’espace. Ses efforts payaient. L’approche la motivait. Son corps, fin et long, était clairement taillé pour la nage. Ses gants palmés aux longs doigts pénétraient l’eau et

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 7 permettaient une progression efficace. Ses longues jambes fuselées et musclées la propulsaient vers son potentiel havre. Durant les phases de plongée, elle pouvait observer une vie foisonnante autour d’elle. La plupart des êtres ressemblaient à de longs fils transparents ondulant au gré du courant, d’autres, plus ramassés, avançaient par à-coups. La visibilité était excellente. La lumière filtrait à travers l’eau en donnant des reflets miroitants même aux animaux les plus ternes. La faune était totalement indifférente et vaquait à ses occupations : se nourrir ou fuir. En plongée, elle se sentait totalement dans son élément, beaucoup plus à l’aise qu’en surface. Peu à peu, des courants différents entraient en jeu. Sa nage se complexifiait. Pour compenser, son esprit était focalisé sur le frêle rivage qui commençait à se dessiner de plus en plus distinctement. Elle arrêta un instant son effort pour découvrir un peu plus la nature de la masse sombre. Cela ressemblait à un immense amas de tout et de rien, qui flottait de façon compacte à la surface. Il semblait s’étendre bien plus loin qu’elle ne le pensait. Il faudrait encore un long effort pour toucher à son but. Reprenant courage, elle plongea de nouveau. Sa peur semblait se tarir à mesure qu’elle avançait, s’effaçant peu à peu devant un espoir émergeant. Comme pour chaque début de ses journées, Santo préparait son matériel après avoir avalé un morceau de kalgui, une barre à base d’algues protéiniques compressées. Elle lui assurerait de tenir jusqu’au prochain en-cas. Dès son réveil, il avait constaté avec plaisir sur un pupitre de contrôle que la tempête était enfin terminée. Il le savait : elle était aussi le signe d’une belle récolte à venir. Ses sacs en tissu résistant vides, positionnés en bandoulière, et sa gaffe à la main, il sortit de sa petite habitation. Elle était composée d’un amoncellement de bric et de broc mais qui, par ses soins, affichait un certain style

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 8 se démarquant des autres. Il n’en était pas peu fier. Ce n’était en rien un glaneur de seconde zone. Bien que jeune, il avait un œil aiguisé et un flair étonnant pour dénicher les plus belles trouvailles. Dans la petite ruelle, la vie de la petite communauté battait déjà son plein avec une légère clameur teintée de rires d’enfants, de voix fortes et des bruits des roulements des petits chariots de transport. Il ajusta son habit et son bonnet épousant parfaitement son crâne lisse. Il salua de la main quelques connaissances et avança d’un bon pas en direction de la sortie de la bulle de vie, vers l’océan et ses trésors cachés. Si l’intérieur de cet espace de vie pouvait refléter un quotidien précaire, la bulle de vie, elle, démontrait une maîtrise technologique incroyable. Située à faible profondeur, cette immense structure sphérique permettait à cette population humaine de vivre en sécurité, immergée, pour éviter les assauts fréquents et terribles des tempêtes qui parcouraient l’immense et unique océan de Fomalhaut-Ae, quatrième planète du système trinaire Fomalhaut. Bien des siècles auparavant, dès l’arrivée du Markind Fomalhaut dans ce système stellaire, les premiers colons et membres d’équipage avaient dû se réinventer à l’approche de leur but ultime. La colonisation d’une lune de la planète géante Fomalhaut-b, nommée Dagon dans l’ancienne nomenclature humaine, avait poussé les humains dans leurs derniers retranchements, les obligeant à vivre dans l’océan situé sous la fine croûte du satellite naturel. Puis la découverte de deux planètes océans, blotties dans les disques d’accrétion de ce tout jeune système stellaire, avait rebattu les cartes. La colonisation réussie de Fomalhaut-Ad, devenue Vertis, et la découverte de Fomalhaut-Ae avait redonné un horizon plus clément aux humains. Santo prépara sa sortie dans un des grands sas situés à la périphérie de la bulle de vie. Il s’équipa de son masque de

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 9 respiration aquatique transparent et de ses lunettes de protection. Il fut rejoint par deux autres jeunes humains, Abi et Flat. La jeune femme fit signe à Santo qui lui répondit aussitôt. Flat semblait traîner derrière elle. « Mon vieux, t’en fais une tête ! lui lança Santo. — C’est que j’ai passé une nuit mouvementée. — Tu n’as qu’à ne pas passer ton temps dans ce bouge, à t’encanailler, lui rétorqua Abi. — T’es pas ma mère. — Ah ça ! C’est sûr ! Ça ne se passerait pas pareil. — Vous n’avez pas un peu fini, vous deux ? Pensez plutôt à tout ce qu’on va récolter aujourd’hui. C’était une vraie tempête à trouvailles ! », conclut Santo, tout sourire, en tendant deux masques dans une main et deux paires de lunettes dans l’autre. Sur ces mots, Abi et Flat s’équipèrent rapidement, les yeux pétillants à l’idée de dégoter quelques trésors. Ensemble, ils passèrent les premiers sas étanches, avant de se retrouver dans un des puits d’accès rempli d’eau conduisant à la surface. La montée ne prit que quelques minutes. Santo attrapa de la main les barreaux de l’échelle, et de l’autre, commença à déverrouiller l’écoutille. Il donna une poussée qui se révéla infructueuse. Flat comprit aussitôt et se retourna. La tête en bas, il fit un signe rapide à son compagnon, l’invitant à s’écarter. Sous le coup puissant de ses deux jambes, la porte s’inclina. Quelques débris plongèrent autour d’eux. Abi en attrapa un à la volée, puis le relâcha, voyant qu’il ne relevait d’aucune utilité. Les trois jeunes vérifièrent autour d’eux les conséquences de la tempête. Aux alentours, le paysage avait changé, les collines de la veille avaient disparu pour laisser la place à d’autres, plus loin. Le sol, composé des restes et déchets provenant de l’activité sous-marine humaine, avait formé au fil des décennies une immense zone qui s’étendait sur des kilomètres, formant la face émergée de la déchèterie.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 10 Comme à chaque fois, la surface était en grande partie remodelée par les puissantes tempêtes. Il fallait redoubler de vigilance face aux différents pièges qui pouvaient survenir sur leur chemin. Surtout en périphérie, les plaques, les tuyaux et les câbles se montraient moins solidaires. Plus on approchait du rivage de l’île synthétique, plus le danger augmentait. « Pffiou ! Elle n’y est pas allée de main morte celle-là, fit remarquer Flat. — Impressionnant. Regardez là-bas, dit Abi en indiquant un amas au loin. On a bien fait de s’en occuper, il y a deux jours. Il est sur le point de sombrer. — Oui, on a bien fait de t’écouter. Je vais jeter un coup de lunettes à l’ouest, la tempête venait de par-là, déclara Santo. Tout en appuyant sur le bord de ses optiques, Santo se dressa sur la pointe des pieds pour maximiser son champ de vision. — Alors ? demanda Flat. — Attends trente secondes, je viens à peine de commencer. — Ah. — Quoi ? s’impatienta Flat — Aaaah. — Arrête ! Tu nous fais le coup à chaque fois Santo, intervint Abi en lui tapant sur l’épaule, ce qui eut pour effet de déstabiliser le jeune homme. — Attendez ! Là-bas ! Un peu plus au sud. Devant le ton un poil plus sérieux de leur compagnon, Abi et Flat l’imitèrent. — On dirait le flanc d’un véhicule… commença Flat. — C’est Poisseux ! confirma Santo. — … et pas des plus courants, ajouta Abi. — Quand je vous disais que cette tempête annonçait de belles trouvailles. Ça commence plutôt pas mal, non ? » annonça joyeusement Santo.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 11 Les trois jeunes humains progressèrent avec beaucoup de difficultés. Se rapprocher du rivage augmentait significativement les pièges. Mais les promesses qui résidaient dans le véhicule aperçu auparavant justifiaient cette prise de risque. Leur jeunesse et leur soif de découvertes semblaient leur donner des ailes. D’ailleurs, Santo redoublait de dextérité, impressionnant, comme toujours. Abi et Flat tentaient de le suivre sans trop s’écarter de son chemin. Parfois, le petit groupe stoppait son avancée pour répertorier quelques matériels ou objets intéressants. Cependant, ils préféraient les laisser sur place, quitte à les récupérer au retour. Flat, moins agile et plus lourd, donna quelques sueurs froides à ses compagnons. Malgré tout, à force de ténacité et d’entraide, ils atteignirent leur but. Santo se précipita, excité comme jamais. « Regardez-moi ça ! Une navette des Bas-Niveaux ! s’exclama le jeune homme, posant devant le véhicule, le poing gauche plaqué sur sa hanche et tenant sa gaffe toute droite. Abi, plus prudente, prit le temps d’observer les alentours. — La porte principale d’accès est grande ouverte. La navette est totalement submergée. Je suis étonnée qu’elle soit là, observa la jeune femme. — Je vais faire un tour dedans, annonça Santo en replaçant correctement le masque sur son visage. — Attends. Faisons le tour avant, proposa Abi, l’arrêtant d’un geste de la main. — Les ballasts sont pleins. C’est étonnant qu’elle soit remontée, indiqua Flat en se relevant après avoir observé le flanc de l’engin. — Une poche d’air peut-être ? Il y a peut-être quelqu’un dedans, déclara Santo. J’y vais, annonça-t-il. Abi sentit qu’elle ne pourrait pas le retenir plus longuement.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 12 — Fais attention. Ne reste pas trop longtemps. Je n’aime pas trop ça. Ce n’est pas un déchet habituel. » Santo n’attendit pas un instant de plus, posa sa gaffe, ajusta son masque et entra dans l’eau. Il attrapa de la main le bord de l’accès à la navette et activa ses systèmes d’éclairage. Les conditions visuelles étaient idéales, l’eau présentait une transparence cristalline. Le premier endroit où il se trouvait correspondait au sas d’entrée. Tous les accès étaient déverrouillés, chose totalement inhabituelle. Au passage, il récupéra quelques précieux et récents matériels pour faciliter l’évolution en milieu aquatique. Devant tant d’objets récents, ses mains étaient tremblantes d’excitation. C’était littéralement une caverne remplie de trésors dernier cri. Il chargeait ses besaces, puis reprit son exploration. Il passa un second sas dont certains trésors se retrouvèrent aussitôt dans ses grands sacs. Il n’en revenait pas. Une grande salle s’ouvrait à lui, munie de nombreux pupitres. Tout semblait mort. Il sentait la tension monter. S’il devait exister une poche d’air suffisante à faire flotter la navette, cet endroit était idéal. Mais cette partie était aussi submergée. Il avait déjà passé assez de temps sans donner de nouvelles pour que ses compagnons commencent à s’inquiéter. Il restait beaucoup de choses à vérifier, à fouiller et à récolter. Ses besaces de glaneurs ne suffiraient pas, celles de ses compagnons non plus. Il était à la croisée des chemins, en dessous de lui se trouvait la soute et ses trésors, et au-dessus, le poste de pilotage. Il fit son choix. Elle avait réussi un exploit qu’aucun Terrien n’aurait pu accomplir. Elle avait alterné les phases de plongée de plusieurs minutes. Puis se laissant dériver, elle suivait le courant lui étant parfois favorable en surface. Elle écoutait son instinct. Son corps avait été modelé dans ce but. L’humaniformation avait joué à plein régime. Là où une part de l’humanité avait, pour l’instant, échoué à transformer les

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 13 astres à l’image de leur berceau la Terre, d’autres humains avaient fait le pari de s’adapter physiquement et psychologiquement à leurs nouveaux environnements. Elle en était le fruit. Cependant, la fatigue s’accentuait dangereusement. Ses muscles commençaient à ne plus totalement lui obéir. La hantise de crampes douloureuses surgissait dans son esprit. Heureusement pour elle, le but était désormais à sa portée. Elle regroupa ses dernières forces pour allonger sa nage sous-marine. Elle sentit une aide extérieure, le courant la portait toujours un peu plus. Abi et Flat avaient dépassé le stade de l’impatience pour franchir celui de l’inquiétude. Soudain la tête de Santo fit son apparition dans la porte d’accès de la navette. « T’en as mis du temps ! lança Abi. Le jeune homme ruisselant, d’un geste bref, s’assit sur le bord d’une plaque. — C’est qu’il y a tant de trucs super à récupérer. Regardez ça, jeta Santo en ouvrant avec précaution une de ses besaces. — Wouahoh ! Des compenseurs Poisseux ! cria Flat. — Et ça, ce n’est rien comparé à ce qui nous attend dans la soute… Abi… Mais Abi était comme hypnotisée, elle semblait scruter l’horizon. Elle appuya sur ses lunettes pour stabiliser sa vision. — Il y a quelqu’un là-bas, indiqua-t-elle. Santo sortit totalement de l’eau, se redressant d’un bond, et imita la jeune femme. Flat mit quelques secondes à faire de même, encore retourné par les trouvailles de son ami. — On dirait un Poisseux… Il y avait des corps dans la navette ? demanda la jeune femme. — Non. Aucun. J’ai vérifié la cabine de pilotage avant de venir vous chercher pour fouiller la soute. — On devrait partir. Si on nous trouve à fouiner dans les

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 14 affaires de Poisseux, ça risque de chauffer pour nous et pour la bulle, proposa Flat, stressé. — Il semble en difficulté. Le courant l’emmène vers le tourbillon un peu plus loin. Une fois dedans, c’est foutu, continua Abi, absorbée par son observation. — On devrait pas. Son pimplant va nous marquer. Partons, insista leur ami. — Fais ce que tu veux, Flat. Moi, je ne laisse plus personne partir dans un tourbillon, lança Abi dont le regard démontrait une volonté indéniable. — On y va. On ne sera pas trop de trois », invita Santo. Flat ne répondit que par une suite de borborygmes incompréhensibles. Il n’y avait rien à ajouter, surtout après la sortie d’Abi. Santo fixa fermement ses besaces pleines de trésors et emboîta le pas à la jeune femme. La nage devenait complexe. Le courant salvateur changeait peu à peu de visage. Elle compensait comme elle pouvait, mais la surprise était totale. En addition, un léger courant venu de sa gauche l’avait happée. En l’espace de quelques secondes, ce fut comme si de nombreuses mains l’agrippaient, forçant ses membres à redoubler d’efforts pour s’en soustraire. Malheureusement, l’énergie qu’elle avait su garder ne suffisait plus. Désespérément, elle tentait de plonger pour gagner en profondeur un mouvement d’eau plus calme. C’était peine perdue. La fatigue l’inondait et elle se sentait sombrer dans le désespoir. Puis, l’impossible, l’impensable se produisit. Lors de sa dernière remontée, une petite bouée vint éclabousser son visage. Elle était proche du rivage, mais encore trop loin pour expliquer la présence inattendue de l’objet. Instinctivement, elle attrapa la poignée de la chose flottante. Désormais, le bas de son corps ne luttait plus et se laissait emporter vers le courant. La bouée fila un peu puis s’arrêta. Elle y ajouta sa deuxième main pour assurer la prise. Elle sentit une tension provoquée par d’autres mains, salvatrices, lui redonner espoir.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 15 « Flat ! Bloque ! Bloque cette fichue gaffe ! hurla Santo. — C’est bon. Elle l’a attrapée, indiqua Abi. — Elle ? s’étonna Flat. — Oui, c’est une Poisseux. — Laissez couler un peu ! — C’est bon ! C’est bloqué ! confirma Flat. — Allez ! On tend ! — Elle s’accroche. — Tirez ! Ramenez… Bloquez ! Tirez ! Ramenez… Bloquez ! » scandait Abi en cadence. Les trois jeunes humains se tenaient comme un roc sur un rivage de déchets. Leur mouvement rythmé fut bientôt visible par la rescapée. Elle n’en croyait pas ses yeux. Leurs voix l’emplissaient de soulagement. Ses mains fermement verrouillées sur la bouée. Elle se laissait mener vers le salut. *** La confirmation lui arriva à l’esprit. Le rendez-vous était convenu automatiquement selon le plan des tâches établi de sa journée, de ses occupations privées, croisé avec les disponibilités du laboratoire et de ses agents. L’interconnexion des pimplants fonctionnait à plein régime. Elle facilitait la vie de tous dans les Bas-Niveaux, la régissant insidieusement. Les pupitres d’information mobile, appelés plus communément PIMs, plébiscités par les humains depuis la colonisation martienne, s’étaient rapprochés toujours plus étroitement de leur porteur. À tel point, que pour la lignée Fomalhaut et la colonisation de planètes aquatiques, ils s’étaient mus du poignet vers la boîte crânienne. Comme si la pensée du porteur appelait nécessairement un rapprochement vers la présence physique. Le pimplant scrutait en permanence les ondes cérébrales, les humeurs et l’équilibre biochimique de son hôte. Peu à peu, devant les

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 16 bénéfices pratiques du pimplant, les dernières barrières éthiques sautèrent comme si le souhait profond de l’objet était réalisé. Ainsi, Sunita Ailurus n’avait pas à redoubler d’efforts pour organiser sa journée. Elle correspondrait à peu de choses près à ce qui avait été établi. La jeune femme planifiait mentalement les tâches affectées aux membres de son groupe, la décurie Ailurus. Le découpage en décuries et centuries du premier markind avait perduré dans cette lignée humaine. Chaque vaisseau mère de type Markind transportait trois centuries d’humains, assez pour ensemencer un nouvel astre. Sunita portait en elle un sens inné de l’organisation. Le pimplant en était presque inutile dans son cas. Pourtant, en cette fin de session de travail, elle sentait une forme inhabituelle de stress. Sunita essaya d’en faire abstraction en laissant jouer quelques mélodies sélectionnées judicieusement. Elle récupéra quelques effets avant de quitter sa place et se rendre vers les bulles scientifiques. Son rendez-vous au laboratoire revêtait une grande importance, une injonction à laquelle elle devait se plier. Elle avait senti en elle un changement imperceptible, léger. Sunita fut surprise à son réveil, trois jours auparavant. Une forme légère de vertige. Sa combinaison légère lui avait confirmé le changement biochimique. Le pimplant avait tout de suite organisé un examen plus approfondi en laboratoire. Mais Sunita n’avait pas eu besoin de l’assistance numérique pour faire le rapprochement avec une nuit passée auprès d’un homme qu’elle avait désiré. Un désir qu’ils avaient laissé brûler cette nuit-là, sans jamais se revoir par la suite. Son sac collé au dos, Sunita traversa le bâtiment en saluant de gestes brefs de la main droite les personnes encore présentes. Sa décurie avait bien progressé. Ils finalisaient une série de discours destinés à la mise en œuvre de protocoles de contrôles plus stricts des accès entre les Hauts-Niveaux et les Bas-Niveaux.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 17 Entre ces deux immenses espaces de vie sous-marins trônait le Markind Fomalhaut. Après avoir traversé l’espace durant de nombreuses années, la plus longue durée depuis le départ du premier Markind, de nouveau la décision avait été prise. Pour faciliter l’ensemencement de la planète Fomalhaut-Ae, le responsable de l’ensemencement, avec l’accord des colons et des membres d’équipage, avait opté pour l’immersion du vaisseau mère. Ainsi, durant de nombreuses décennies cette partie de l’humanité se construisit autour de ce markind plongé dans l’unique océan de cette planète. Sunita remontait les coursives des ronds d’activités sociales d’un pas cadencé. On sentait chez elle une détermination puissante. Pourtant son visage long et son fin maquillage virtuel exposaient une certaine douceur. Malgré ces artifices cosmétiques, un Terrien aurait été effrayé par l’apparence de la jeune femme. Les corps humains étaient passés à la forge de l’humaniformation depuis leur départ d’Harriot-a, la première colonie humaine en dehors du système solaire. Le nez presque inexistant menait le regard vers les yeux où les doubles paupières conféraient, certes, une protection supplémentaire et une acuité visuelle accrue en milieu aquatique, mais au détriment de l’expression. Ainsi, il devenait presque impossible pour un de ses ancêtres sur Terre ou Mars de déchiffrer l’humeur de son interlocuteur. Les pimplants venaient corriger ce point, échangeant les sentiments. Arrivée à une intersection, elle pressa légèrement le haut de sa combinaison pour attraper un morceau de tissu dont elle recouvrit la moitié de son visage. Il se transforma immédiatement en un masque de plongée transparent. Elle s’approcha d’une large porte d’où elle baissa un levier. Aussitôt, la porte émit un léger bruit d’air et s’ouvrit. Sunita pénétra dans le sas dont la première porte se scella hermétiquement. Puis, rapidement de l’eau commença à

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 18 s’étaler autour de ses jambes. Le niveau monta rapidement pour la recouvrir et remplir l’espace en quelques secondes seulement. La porte extérieure du sas s’ouvrit sans action de sa part. D’un geste ample et souple, elle se projeta en avant. Le tunnel du tube de transit souple courait sur plusieurs centaines de mètres et reliait les différentes bulles de vie entre elles. L’eau était limpide et sa vision claire, comme si l’air n’avait pas disparu. La forte luminosité l’englobait et la suivait tout au long de son parcours à sens unique. La structure d’un diamètre respectable effaçait tout sentiment de claustrophobie. Il en allait de même pour ses extrémités, chaque sas pouvait contenir deux décuries. Mais ce jour-là, elle fut seule. Les bulles scientifiques transpiraient la complexité, mais avaient leur logique propre. Elles et ses habitants semblaient aseptisés, des copies conformes. À cela s’ajoutaient les combinaisons blanches renforçant l’ambiance immaculée. Il n’y avait aucune indication, aucun fil d’Ariane pour s’y retrouver parmi la multitude d’espaces dédiés à l’étude du vivant, humain ou non. Pourtant, Sunita n’eut pas à chercher où aller. Au plus près d’elle, dans son esprit, un guide invisible traçait à intervalle régulier le chemin à emprunter. Elle ne pouvait plus se perdre en chemin. Le trajet était tracé selon la volonté du plan et de son guide numérique. Cependant, à mesure qu’elle approchait du laboratoire, une pression exprimée du fond de son âme l’invitait à rebrousser chemin, à reprendre la main et s’enfuir. Comme attendu, devant le rond scientifique abritant le laboratoire, la porte s’ouvrit. Une biologiste l’accueillit chaleureusement. « Salutations décurion Ailurus, c’est un grand plaisir de vous rencontrer. Veuillez vous installer dans le box 2B, tout est prêt. — Ne tardons pas. J’aimerais être fixée rapidement, répondit sèchement Sunita.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 19 — Votre début de grossesse se passe correctement ? lui demanda la biologiste sans ménagement devant la froideur de la jeune femme. Ce mot lui claqua au visage. — Oui. Les signes classiques. — Je vais effectuer le prélèvement. Il se peut que vous ressentiez une certaine gêne. La biologiste ne prit pas de gants et réalisa l’acte se résumant à un prélèvement sanguin. Sunita ferma les yeux, cherchant à fuir ce moment désagréable. — Voilà. J’ai terminé. Les résultats des analyses préliminaires, les phases de mise en culture et l’application de l’humaniformation sur les cellules prélevées prendront trois jours, annonça dans le détail la scientifique. — Tant que ça ? J’avais entendu qu’un nouveau protocole raccourcirait la mise en culture des cellules-souches embryonnaires. — Il n’est pas encore validé par l’ensemble des centurions biologistes. — Je suis sûre que c’est encore ce vieil Inmar qui fait obstruction. — Je ne vous le cache pas. Mais, il nous a sauvegardés de plusieurs erreurs ces dernières années. — Ça reste encore à prouver, répliqua Sunita. — L’examen est terminé. Merci de votre collaboration. — Merci, répondit simplement Sunita en refermant sa combinaison. » La biologiste raccompagna la jeune femme hors du box et referma la porte, puis l’invita à quitter le bâtiment d’un simple signe de la main en y joignant un sourire conventionnel. Sunita marcha machinalement en suivant les indications. Au détour d’un virage, elle s’arrêta et regarda son ventre. Elle poussa un cri plein de rage qui fit se retourner les quelques passants. Elle se sentait, malgré elle, plongée de

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 20 force dans de quoi troubler son univers si bien construit. *** Tandis que Flat bloquait la ligne de vie qui les reliait à la jeune femme en détresse, fermement tenue à bout de bras, bien campé sur ses deux jambes, le dos jeté en arrière, Abi et Santo remontaient vers le bord pour l’attraper, dès que possible. Après avoir donné tant d’efforts, les mains toujours verrouillées sur la bouée, la jeune femme se laissait remonter. Dans des gestes coordonnés, les deux jeunes la saisirent par les membres et l’emmenèrent à l’abri des eaux capricieuses. Flat s’écroula, n’ayant plus son rôle de contrepoids à jouer. Après ces moments éreintants, tous se reposèrent en silence. Les petites vagues poussées par un vent léger provoquaient de petits clapotis. L’odeur marine saturée en iode semblait leur sauter au nez, mélangée au goût salé de leur sueur. Santo regarda la rescapée sans un mot. Elle n’était plus cette masse informe qu’il avait tractée durant de longues minutes luttant contre les éléments. La combinaison blanche moulait les formes d’une jeune femme. « Quand tu auras fini de te rincer l’œil, tu pourras me donner un coup de main pour ranger la bouée et son filin », lança Abi qui venait juste de se relever. Piqué par la remarque de son amie, le jeune homme détacha son regard et replia soigneusement le lien que Flat avait libéré de la gaffe et de ses solides attaches. La rescapée donna quelques signes de réveil, aussitôt Abi s’approcha d’elle. La jeune femme regarda derrière elle comme pour s’assurer que tout danger était écarté. Elle tenta de se relever, sans succès. Ses muscles endoloris lui imposaient encore quelques instants de repos. Elle ne lutta pas. La tête reposée sur la grande plaque où elle reposait, elle regarda les deux jeunes hommes s’activer.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 21 « Merci. — De rien, on ne pouvait pas vous laisser engloutir par le tourbillon. Vous vous sentez bien ? demanda aussitôt Abi. — Je suis épuisée, répondit-elle. Flat arriva à leur hauteur. — Vous nous marquez pas ! Hein ?! La jeune femme ne sembla pas comprendre la remarque du garçon. — Flat ! Calme-toi un peu, intervint Abi. — Vous marquer ? — Oui. Votre pimplant va nous enregistrer et partager nos données biométriques avec vos systèmes dès que vous serez à portée d’une de vos balises, expliqua Abi. — Je ne sais pas trop de quoi vous parlez… Je suis fatiguée et j’ai soif, très soif. — Santo ! Apporte l’eau ! Le jeune homme accourut en présentant une gourde à Abi. — Buvez et reposez-vous encore un peu. Nous devrons retourner à l’abri avant que le temps ne se gâte. » La jeune femme effectua un léger mouvement pour se mettre sur le flanc et but. Abi n’avait pas tort, même si la tempête de la veille avait laissé place à un temps magnifique avec un ciel d’un bleu profond typique de cette planète océan, l’étoile blanche Fomalhaut-A brillait désormais de mille feux, presque à son zénith, sans pour autant brûler la peau. Invitée à ses côtés, un peu plus bas, brillait sa compagne naine Fomalhaut-B. Il ne manquait plus que la rouge Fomalhaut-C qui se cachait de l’autre côté de la planète. Heureusement pour les jeunes humains, l’efficace et lourde atmosphère de Fomalhaut-Ae absorbait les rayons les plus nocifs et les combinaisons renforçaient leur protection. La rescapée, après avoir étanché sa soif et repositionné son masque, resta assise quelques instants regardant l’océan

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 22 et les rivages environnants constitués essentiellement de déchets de toutes sortes. On y trouvait des plaques en matériaux composites, de tailles variables et dont les couleurs passaient du blanc au gris en présentant parfois des textes et des idéogrammes. Il en résultait un patchwork incompréhensible dont certains textes sortis de leurs contextes pouvaient prêter à sourire. Pourtant, la jeune femme ne reconnaissait pas cet environnement qui lui semblait totalement étranger. « Vous étiez seule à dériver. D’autres personnes vous accompagnaient ? demanda Santo, voyant la jeune femme reprendre ses esprits. — Non. Je ne pense pas. Je me suis retrouvée seule au milieu de l’eau. — Nous avons trouvé une navette échouée un peu plus loin. Vous étiez probablement à son bord, précisa le jeune homme. Devant le regard perdu de la jeune femme, Abi coupa cours à ce début d’interrogatoire. — Vous devez encore être sous le choc. Nous allons retourner à la bulle, d’ici là, après un moment de repos, vous pourrez répondre à ces questions. De toute manière, nous n’avons trouvé personne d’autre. Rentrons, lança-t-elle à ses compagnons. — Et la soute ? intervint Santo. — Écoute, j’ai autant envie que toi d’y aller. Mais dans le contexte actuel, ce serait trop dangereux. Retourne-toi et regarde au sud, déjà de lourds nuages se préparent. — Oui. Abi a raison. Ça va tourner au gros vent, confirma Flat. — On pourra y revenir à la prochaine sortie. Elle ne va pas s’envoler, ta navette », expliqua Abi en aidant la jeune femme à se relever. L’état de santé de la jeune Poisseux, comme la désignaient ses trois sauveurs, ne permettait pas une

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 23 progression rapide. Ce terme sentait le caractère péjoratif rien que par sa prononciation presque crachée, comme poussé hors de la bouche par une répulsion profonde, un dégoût non dissimulé. On y retrouvait l’idée apparentée aux poissons peuplant les milieux aquatiques de la Terre. Aucun spécimen de ce type ne peuplait l’océan de Fomalhaut-Ae, pourtant les humains s’étaient divisés en deux branches devenant de plus en plus distinctes : les Poisseux et les habitants de la déchèterie, se décrivant comme plus humains, bien que rien ne semblait les différencier à première vue. Ses trois sauveteurs surveillaient en permanence ses appuis, lui expliquant où poser ses pieds pour plus d’efficacité et de sécurité. Elle n’avait jamais progressé à la surface ; c’était une certitude. Il fallait en effet évoluer avec prudence. Un mauvais placement et une plaque, une planche pouvait basculer entraînant un ou plusieurs imprudents vers des moments difficiles. Ainsi les discussions de la première partie de leur retour se résumaient en quelques mots : « ici », « là », « attention », « allez », « stop ». Les déchets se resserraient, renforçant leurs liens à mesure qu’ils s’éloignaient du rivage. La parole put enfin se libérer des chaînes du stress. « Comment vous appelez-vous ? engagea Santo. La question n’était apparue aux lèvres de personne depuis son sauvetage. La jeune Poisseux s’arrêta net. Comme si l’évidence de cette question provoquait en elle l’ouverture d’une porte sur le vide. Elle les regarda avec un regard perdu. — Je ne sais pas. Je n’arrive pas à m’en souvenir. La seule chose dont je me souvienne est mon éveil dans l’eau après avoir glissé d’une de ces plaques, répondit la jeune femme en pointant du doigt un reste de cloison interne. — Vivement que nous arrivions. Elle semble avoir pris un bon coup sur la tête, lança Flat. — Oui. Reprenons notre marche. Nous ne sommes plus très loin d’un des sas de la bulle », indiqua Abi. Les quatre formaient un triangle, une aile delta qu’ouvrait

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 24 l’agile Santo. L’assurance d’Abi et la force de Flat assuraient la progression de leur protégée. Devant eux, la densité de déchets formait une légère colline. Les humains n’avaient pas choisi ce lieu par hasard. Le gyre offrait une stabilité dans les courants océaniques, favorisant le regroupement de tous les éléments flottants. Ainsi, sans effort, l’humanité créait une île synthétique, une montagne de déchets protégeant ses bulles de vie. *** Elle pensait maintenir sa vie sur une ligne droite par sa volonté de fer. Pourtant, un instant et quelques mots suffirent pour la courber. Elle en avait fait abstraction, se plongeant corps et âme dans ses sessions de travail. Sunita Ailurus gagnait, chaque jour, un peu plus de reconnaissance de la part de ses pairs. Sa nomination en tant que décurion avait tardé selon elle. Sa logique se tournait déjà sur les emblématiques centurions. Le découpage social, presque militaire, démontrait ses preuves tout au long des colonisations planétaires humaines. Elle avait perdu au fil des siècles leur caractère martial pour se différencier vers les tâches fonctionnelles et sociales. À la différence d’autres lignées, qui au sein d’une même décurie privilégiaient la polyvalence des compétences, la lignée Fomalhaut, dès sa première colonisation, homogénéisa la constitution des décuries. Ainsi, Sunita dirigeait sa décurie portant son nom, la décurie Ailurus, pour se consacrer essentiellement aux tâches de communication et d’information de la population. Les centuries suivaient le même principe. Il en résultait des centuries de biologistes, de spécialistes en robotique et automatismes et dans bien d’autres domaines. Tout au long du chemin qu’elle parcourait pour rejoindre son rond de logement, son esprit guidé œuvrait à planifier, choisir les meilleures options pour que son avenir soit le moins dévié. Pourtant, elle allait être choyée, protégée. Sa

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 25 santé ainsi que celle de la nouvelle vie à venir qui grandissait au sein d’elle serait le théâtre d’une attention toute particulière de la colonie. L’ensemencement d’une planète s’effectuait en trois phases. La première, la phase « Un », voyait l’établissement d’un camp embryonnaire, communément appelé Alpha. Ici, les humains se concentraient essentiellement à assurer leur survie sur ce nouvel astre. La phase « Deux » occupait, durant une durée plus importante, les colons pour parfaire la pérennité de leur implantation. Enfin, la phase « Trois » signifiait l’aboutissement du rêve avec une humanité qui pouvait croître de nouveau. Ainsi toute naissance touchait au sacré, les premiers nés seraient la descendance qui ferait perdurer l’avenir humain au sein de l’univers. Sunita s’était réalisée seule à la force de son caractère. Elle l’avait forgé au fil des années. Le temps des premiers nés était bien loin. Ses parents avaient été victimes d’une avarie lors d’un transit entre les Bas-Niveaux et les Hauts-Niveaux, hébergeant la majeure partie de la population et les faisant disparaître de sa vie dans les ténèbres océaniques de Fomalhaut-Ae. De fait, dès sa plus tendre enfance, le monde ne tournait plus autour d’elle. Inconsciemment, elle avait érigé une barrière qui paraissait infranchissable aux autres. De rares personnes pouvaient lui faire baisser sa garde. Ce fut le cas, quelques semaines auparavant : un décurion avait su se frayer un chemin jusqu’à son intérêt. Un soir, elle s’était laissée aller. La pression qu’elle instaurait dans sa vie fut mise de côté un instant. Pourtant, quelques jours plus tard, le malheureux fut éconduit par pimplants interposés. Malgré tout, le fruit de leur union, d’une façon incroyable, était lové dans son ventre. Une fois passé le dernier tube de transit menant aux bulles de vie, Sunita pressa le pas. Elle avait hâte de retrouver son environnement familier. Au contraire des bulles scientifiques à l’atmosphère aseptisée et à l’architecture résultat de savants calculs n’offrant guère de place à

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 26 l’esthétique, les lieux foisonnaient de détails et de personnalisations. Seuls de grands espaces blancs restaient totalement exempts de décoration. En effet, ils étaient dédiés aux pimplants qui y affichaient, dans l’esprit de leurs porteurs, des informations pertinentes issues, soit des institutions ou simplement des habitants. D’ailleurs, elle remarqua sur un des logements, une invitation pour célébrer la promotion d’une de ses connaissances. Sunita s’arrêta. L’information, elle le savait, était sélective, d’autres personnes la dépassant ne pouvaient la découvrir. Elle s’étonna d’hésiter un court instant. Participer à cette réunion pourrait renforcer sa notoriété, automatiquement son Pimplant lui assura sa disponibilité pour cet événement. Cette nouvelle lui donna un nouveau souffle. Continuant son chemin à travers les passages entre les logements, elle croisa quelques connaissances offrant un léger salut de la main à certains, moins importants à ses yeux, ou un rapide et cordial échange aux autres. Après avoir traversé quelques ronds de logements, elle déboucha sur son habitat partagé. Un petit bâtiment sur deux niveaux. Une partie de l’habillage supérieur présentait des informations diverses, elle avait choisi de mettre à profit cet espace dans une optique de communication pour mettre en avant son travail. Elle avait accepté le reste de la décoration, comme l’orange soutenu qu’elle trouvait du plus mauvais goût, aux autres cohabitants. Mais pour pouvoir afficher sa zone d’informations, elle avait fait preuve de bonne volonté. Elle approcha et la porte d’entrée s’ouvrit tout en douceur. À cette heure, les trois autres personnes partageant les lieux n’étaient pas encore revenues des bulles d’activités sociales. Les habitats partagés découlaient d’une logique de maximiser l’occupation des bulles de vie en groupant les individus selon certains critères : âge, activité sociale, composition familiale. Ainsi le logement alloué à Sunita, par le centre de peuplement, se découpait en deux niveaux. Le premier niveau proposait des espaces publics et communs.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 27 Le second niveau, à l’étage, donnait accès aux appartements privés. De forme circulaire, ils avaient pris le nom de ronds de logement. Dans les Bas-Niveaux, ce type d’habitation montrait son efficacité. En effet, il entretenait une forme d’émulsion entre les cohabitants. Ainsi, même d’un caractère solitaire, Sunita était peu dérangée par la présence des trois autres. Pourtant, la confirmation de sa grossesse allait tout changer. Bientôt, elle rejoindrait une nouvelle bulle et un nouveau logement, un rond de maternité, mieux adapté à l’évolution de son foyer, selon les autorités compétentes. La jeune femme déposa ses affaires dans le sas d’entrée et se déshabilla. La procédure se révélait simple et rapide. Cela assurait une sécurité pour les occupants. En effet, les bulles avaient un inconvénient. Il s’agissait d’espaces clos qui demandaient un minimum de mesure de sécurité. Ainsi, même si les progrès de la médecine étaient colossaux, les humains n’étaient pas pour autant à l’abri de germes ou de virus quelconques issus de ce nouvel environnement. Elle attrapa une combinaison neuve qu’elle enfila d’un geste souple. Les combinaisons étaient légères et confortables. Elles étaient le fruit de siècles de développement par les humains depuis la colonisation de Mars. Celles de cette lignée Fomalhaut regorgeaient de capteurs en tout genre avec une spécialisation pour l’évolution en milieu aquatique. Communiquant en temps réel avec son pimplant, les données médicales et l’équilibre biochimique du porteur rejoignaient d’immenses bases de données conservées au sein du Markind Fomalhaut. Au moindre problème de santé, les biologistes pouvaient intervenir pour isoler, protéger et soigner un colon. Ainsi, la vie qui commençait à croître dans le corps de Sunita avait été repérée bien en amont des premiers signes extérieurs que la jeune femme ait pu ressentir. Elle vécut l’arrivée de la convocation pour une analyse biologique, délivrée par le centre de peuplement, comme une

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 28 véritable intrusion. Jusqu’à présent, l’automatisation des tâches et les avantages que procurait le pimplant ne l’avaient jamais dérangée. Elle en assurait régulièrement la promotion à tous ceux qu’elle rencontrait. Par le passé, Sunita avait suivi un cursus complet dans l’ingénierie des systèmes de déplacements autonomes, en particulier sur les navettes, comme pour expier son traumatisme. Cependant, la jeune femme entrevit une impasse. Elle changea de voie pour se spécialiser dans le domaine des technologies de l’information, et plus spécifiquement la communication. Elle fit preuve d’une grande aisance et d’une maîtrise étonnante dans ce domaine. Pourtant, cette fois, la haute technologie l’avait prise de cours et pour la première fois, elle se sentit comme observée à son insu, même arrivée dans son espace privé. *** La marche avait puisé dans les dernières ressources de la jeune rescapée. Désormais, elle était soutenue constamment par Flat et Santo. Heureusement, l’un des sas d’entrée de leur bulle de vie se dessinait devant eux. Il fallait l’œil expérimenté des trois jeunes gens qui l’accompagnaient pour la distinguer au milieu du bric-à-brac que constituait l’ensemble des plaques et autres rebuts de la présence humaine. Des décennies avaient suffi pour générer de premiers îlots, puis ceux-ci se transformèrent peu à peu en un immense terrain flottant s’étalant sur plusieurs kilomètres carrés. Ce n’était là que la face émergée du monde sous-marin que l’humanité avait constitué depuis la colonisation de Fomalhaut-Ae. À quelques dizaines de mètres sous les pieds des quatre jeunes gens, l’amas de débris et les bulles de vie formaient, ce que ceux qui l’habitaient nommaient chaleureusement : la déchèterie. Elle s’enfonçait sur plusieurs centaines de mètres. À sa base, fermement

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 29 attachée, on rentrait dans les Hauts-Niveaux. Ces lieux contenaient la majeure partie des habitants de la colonie. Sous cette zone, arrimée à différents points, se trouvait le centre névralgique de l’ensemencement humain, le vaisseau mère, le Markind Fomalhaut. Immergé intentionnellement, il avait laissé croître autour de lui, toute une zone s’étendant horizontalement. On y trouvait notamment les fermes aquatiques, toutes les installations manufacturières et les usines automatisées. Enfin, s’enfonçant dans les profondeurs océaniques de la planète, les Bas-Niveaux renfermaient une population qui vivait de tout ce petit monde qui le surplombait. Au fil du temps, ils avaient rompu les liens du passé avec les niveaux supérieurs, se refermant sur eux-mêmes, améliorant toujours plus la qualité de vie de ses bulles. Pour Abi, Flat, Santo et les habitants de la déchèterie, ils revêtaient le nom de Poisseux. Flat et Santo, peinant sur la fin du trajet, furent heureux de déposer la jeune rescapée sur une plaque à proximité du sas. Abi s’équipa rapidement, récupéra de quoi équiper la rescapée et ajusta sa besace sur son dos. Elle s’approcha de la jeune femme ajustant son masque de respiration, dont la confection datait. « Nous allons pénétrer dans un tunnel immergé. La descente n’est pas très longue. Vous pensez que ça ira ? On peut patienter un peu. — Non. Allons-y. Je commence à avoir du mal à rester à la surface. Je sens que je serai mieux dans l’eau. — Je comprends. Votre combinaison doit toucher à ses limites. Allons-y », acquiesça Abi en se relevant et se dirigeant pour déverrouiller l’accès, après avoir dégagé d’un geste rapide quelques débris gênants. Santo se baissa pour proposer son bras pour aider la jeune Poisseux à se relever. « Merci », lui offrit en retour la jeune femme au teint blanchâtre.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 30 Le regard qu’elle posa sur lui le troubla un instant. Flat tournait en rond. L’inquiétude le gagnait de nouveau. Abi le regarda et devina la petite phrase qui suivait son mouvement dans sa tête. Elle va nous marquer. Elle va nous marquer. Abi s’approcha d’un pas rapide et assuré et frappa deux fois dans ses mains sèchement. « Woh ! Flat ! Elle ne va pas nous marquer ! Arrête avec ça ! Tu veux quoi ?! Qu’on la laisse là ? Après tous ces efforts ? » lança-t-elle sans détour. Flat sembla accuser le coup. Il bougonna deux ou trois mots inintelligibles avant de dépasser Abi. Il ajusta son masque et plongea dans le tunnel. Abi fit un signe rapide de la main à Santo et sa protégée pour les inviter à suivre leur compagnon. Abi se prépara à plonger à son tour. Elle resta un instant en surface. Couvrant l’horizon, des nuages noirs et lourds avançaient inlassablement dans leur direction. La tempête s’annonçait un peu plus forte qu’elle n’avait prévu. Pas de regrets. Mais Santo va m’en vouloir, pensa-t-elle brièvement. Il portait sur son visage la marque de ceux qui mènent, gèrent et dirigent les autres dans leurs quotidiens. Les rides tailladaient son front et le bord de ses yeux noirs, sous lesquels deux larges poches semblaient contenir une fatigue trop longtemps accumulée. L’homme de taille moyenne se démarquait par de larges épaules que sa combinaison et les bandes de couleurs renforçaient. Il traversa l’allée d’un pas que l’on n’aurait pas souhaité interrompre : celui d’un père en colère. À peine avait-il pénétré dans la pièce, qu’il cria à pleins poumons. « Abi ! La jeune femme ne se retourna pas tout de suite et termina de ranger son matériel dans un container placé au fond de la remise. — Qu’est-ce que vous fichiez à la surface, toi avec les deux autres abrutis ! Avec un risque de tempête aussi haut !,

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 31 éructa le père, la bave aux lèvres et les yeux remplis de fureur. — Nous avons fait de belles trouvailles. La fenêtre météo était largement suffisante. Et Santo et Flat ne sont pas des abrutis, bien que ce dernier m’ait tapé un peu sur les nerfs, énuméra calmement sa fille. — Tu ne te rends pas compte du danger ! J’étais en train de préparer une décurie de sauvetage. Abi s’approcha et fit enfin face à son père. Elle le regarda avec une infinie douceur. Puis le serra dans ses bras. — Nous avions largement le temps et tu sais bien que les plus belles trouvailles se font juste après les tempêtes. — J’ai eu si peur, sanglota l’homme. Abi laissa un peu de temps passer puis annonça. — Nous avons sauvé une jeune Poisseux. — Quoi ? — Elle allait se faire dévorer par un tourbillon. Je ne pouvais pas laisser faire ça. — Elle est où ? On va avoir une descente Poisseux. Son pimplant a dû vous marquer, s’inquiéta aussitôt le père. — Elle est dans le rond de soins avec Santo et sa mère. Elle sentit son père se tendre de nouveau. — Vous nous aurez tout fait, vous trois. Je présume que tu allais y retourner ? Je t’accompagne. Abi tendit un objet à son père. — Tiens. — Un compenseur Poisseux neuf ! Ma fille, avec ça mon labeur sera plus léger, s’exclama-t-il. Merci. Ne traînons pas plus longtemps. Allons voir votre trouvaille sur pattes », termina le père dont la colère avait été balayée par sa fille. Tout ce que regardait la jeune femme autour d’elle lui semblait familier et pourtant si lointain. L’arrivée dans la bulle de vie de ses trois sauveteurs avait été mouvementée. Durant la descente, la jeune Poisseux avait montré des signes de détresse évidents. L’épuisement autant physique que

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 32 psychique la gagnait. Effet cumulé du stress et de son sentiment de perdition, ses forces semblaient la fuir. Heureusement, Santo avait redoublé d’attentions envers elle. À peine sortie du sas, elle s’écroula. Flat, qui avait laissé enfin de côté son inquiétude légitime, et Santo l’avaient transportée aussitôt au rond de soins, à proximité. À son réveil, Santo semblait assoupi sur un fauteuil façonné à partir d’une ancienne couchette de navette. Le premier sentiment de la jeune femme fut une forme de crainte. Elle savait pertinemment qu’elle était étrangère en bien des points aux jeunes gens l’ayant secourue. Elle se remémora leurs prénoms : Abi, Flat et Santo. Les lieux étaient propres et rangés. Il y régnait un ordre et un côté pratique qui lui plut. Pourtant, la plupart des objets paraissaient anciens, défraîchis, comme sortis de vitrines de musées pour rejouer des scènes d’antan. Elle tenta de se redresser, mais son corps lui intima de rester allongée encore. La présence du jeune homme repoussait la peur de l’inconnu. Soudain, des pas se firent entendre, se rapprochant. Bien que légers, ils lui donnèrent la chair de poule. Puis, le son des pas prit une consistance feutrée, le corps d’une femme d’âge mûr passa la fine toile de l’accès de la pièce. « Ah ! Je vois que vous êtes réveillée. Santo devait m’avertir, mais… il a plongé. Brave garçon, annonça avec un ton plein de tendresse la personne qui semblait avoir la charge du lieu. — J’ai dormi longtemps ? Où suis-je ? Qui êtes-vous ? demanda la jeune Poisseux désorientée. — Ne craignez rien. Reposez-vous, l’invita la grande femme en s’asseyant près d’elle. Vous avez repoussé un peu trop vos limites. Vous êtes dans le rond de soins Ouest de notre bulle de vie. Elle n’a pas d’existence officielle auprès de vos services, mais nous la nommons Vitanova. Vous vous trouvez à un peu plus d’une centaine de mètres de la surface de notre planète océan, Fomalhaut-Ae pour vous et Lonvine

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 33 pour nous. Mais tout cela, vous devriez déjà le savoir, n’est-ce pas ? — Ce n’est pas le cas. Tout ce dont vous me parlez ne me dit absolument rien, indiqua la jeune Poisseux. — Effectivement, les jeunes avaient raison. De plus, votre pimplant semble hors service. Mais, de cela, on s’en occupera plus tard. — Mon PIM… quoi ? — Votre pimplant, il s’agit d’une interface directement incrustée dans votre boîte crânienne. Son rôle principal est de… comment vous expliquer… Le visage de la femme se ferma un instant pour s’illuminer aussitôt l’idée apparue. — … de vous éviter d’avoir à penser par vous-même. La jeune rescapée sembla perplexe. — Abi m’avait indiqué votre désorientation. J’étais d’avis comme elle que cela résultait de votre état de choc. Mais la situation apparaît désormais bien plus complexe. Vous ne vous souvenez absolument de rien ? demanda la responsable du lieu. — Non. Rien. Dès que je cherche à me souvenir de quoi que ce soit avant mon éveil en glissant dans l’eau, c’est comme si je plongeais dans le vide. La sensation est très dérangeante. Pourtant, tout ce qui s’est passé ensuite ne me pose pas de problème de mémoire. Santo, Abi et Flat ont été très bien avec moi. Seul Flat semblait effrayé par ma compagnie. — Mmm… Le marquage, murmura la femme. — Pardon ? — Oui. Un système pas très sympathique qui enregistre l’ensemble de nos paramètres biométriques à votre insu. Le pimplant les stocke et les envoie dès que possible vers là d’où vous venez. — Je ne comprends pas. — Cessons cette discussion. Il est impératif que vous vous reposiez. J’ai renvoyé Abi et Flat chez eux. Vous

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 34 devriez avoir de la visite bientôt. Les questions vont vous fatiguer. Je tâcherai d’y veiller, maintenant, que votre amnésie est avérée. — Ma perte de mémoire va-t-elle durer longtemps ? J’ai si peur. La grande femme afficha un doux sourire qui suffit plus que les mots à rassurer la jeune Poisseux. — Je ne connais même pas votre nom, ajouta la jeune femme. Son interlocutrice se rejeta légèrement en arrière avec un petit rire. — J’avais oublié de me présenter. Je suis Nella, biologiste de Vitanova, et la mère de Santo. Allez. Reposez-vous un peu. Les enquiquineurs ne devraient pas tarder », conclut celle en qui la jeune femme aurait elle-même souhaité être apparentée sur le moment.

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35 2. DELIVRANCE Deux jours s’étaient écoulés, Sunita prenait sa collation matinale en compagnie de Melinelle, une des rares personnes avec laquelle elle affectionnait de partager son temps. En outre, la fonction sociale qu’occupait la jeune femme intéressait Sunita. Elle était chargée de la coordination des échanges du centre décisionnel du Markind Fomalhaut avec sa bulle de vie sociale. Pour Sunita, elle correspondait à un trait d’union, à une oreille attentive et une voix directe avec la responsable de l’ensemencement, Bianca Solgarde. On disait de celle qui occupait cette fonction suprême qu’elle était intransigeante, cassante et totalement centrée sur ses propres objectifs. Certains avançaient même que ses traits de caractère s’étaient renforcés avec son âge avancé. En résumé, une vieille femme acariâtre, une image qui ne provoquait aucune crainte à Sunita, bien au contraire. La discussion entre les deux jeunes femmes tournait autour d’une nouvelle campagne de communication que la décurie de Sunita préparait depuis plusieurs semaines. Elle portait sur le ciblage de certains pimplants pour les rendre plus efficaces. Sunita s’arrêta dans ses explications

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 36 techniques. « Quelque chose ne va pas ? demanda Melinelle s’étonnant du soudain mutisme de son interlocutrice. — Tous les rendez-vous de ma fin de session de travail ont été reportés, pesta Sunita se rejetant en arrière sur son siège. — Pour quelle raison ? — Mmm… des analyses biologiques complémentaires. Pourtant, je comptais sur mes rencontres pour avancer sur le projet dont je te parlais. — Tu es enceinte ? intervint Melinelle de façon assez abrupte, mais pas assez pour décontenancer Sunita. — Oui. — Le géniteur est celui de l’autre fois ? — C’est lui. Je n’ai pas trop envie d’en dire plus. Si tu veux bien m’excuser, je vais devoir m’atteler à maximiser ma matinée. Bonne session à toi. Sunita commença à rassembler les couverts sur son plateau et se leva. — À toi aussi, Sunita. Même si ça vient contrecarrer tes plans, ce n’est pas forcément une mauvaise chose en soi. Ça peut être une belle aventure, indiqua Melinelle, tentant de capter le regard de la jeune femme. — Peut-être. Pour l’instant, je n’avais vraiment pas besoin de ça », conclut Sunita, se retournant et portant son plateau pour le placer dans le recycleur à proximité. La jeune femme savait que cette interruption et la modification complète de sa deuxième partie de session n’avaient rien d’anodin. Devant Melinelle, elle avait tenté de ne pas laisser paraître sa surprise. Sunita avait cette constance dans le contrôle de ses émotions. Selon elle, le fait de laisser trop de fêlures offrait trop de champ à ceux qui auraient souhaité en profiter. C’est une fois sortie de son rond de logement pour rejoindre son poste dans la bulle de vie sociale, qu’elle s’arrêta un instant pour s’asseoir et faire un point plus précis

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 37 de la situation. Le pimplant affichait dans son esprit tout un tas de paramètres qu’elle parcourut. La raison de sa convocation dans un des laboratoires d’une des bulles scientifiques n’avait pas d’autres détails que celui mentionné dans l’objet : « Compte-rendu des primoanalyses fœtales ». Depuis quelques jours, sa vie bien réglée semblait lui glisser entre les mains. Elle avait passé tant de temps à construire sa vie, seule. Pour la première fois depuis très longtemps, elle tenta de détacher son esprit des informations, intrusions et injonctions de son pimplant. Elle fut étonnée de la difficulté à le faire. Une véritable symbiose s’était nouée entre cette évolution du pupitre d’information mobile, appelé communément PIM, présent dès les premiers instants de la colonisation martienne. Étroitement implanté dans la boîte crânienne, ce PIM avancé avait eu pour effet de bord de faire disparaître une fonction emblématique au sein des markinds. Les archivistes avaient été les premiers à réaliser, un peu tard, sur Vertis, la deuxième colonie fondée par la lignée Fomalhaut, que cette simple progression technique les ferait disparaître. Les archivistes avaient un travail parfois sacralisé, comme dans la lignée du Markind 55 Cancri. Ils consignaient chaque découverte, étape et instant de valeur dans une immense base de connaissance nommée Encyclopedia Humanis. Celle de la lignée Fomalhaut existait toujours et dépassait largement celle des autres lignées. En effet, grâce aux pimplants, chaque moment de la vie des colons venait s’accumuler inlassablement. D’évidence, en comparaison des archivistes, les machines, elles, ne ferment jamais les yeux. Durant cette session de travail, elle avait démontré une nouvelle fois son efficacité. Sunita avait bouclé son objectif dans les temps. En contrepartie, elle avait dû montrer plus de fermeté envers deux membres de sa décurie. Ils lui en voudraient sûrement tôt ou tard, mais le résultat était là. Elle ne prit pas le temps de prendre un encas au déjeuner. Un

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 38 maigre sacrifice selon elle. Elle avait tenu cette session de travail avec une détermination sans faille. Le temps du rendez-vous au laboratoire était venu. Le pimplant le lui rappela. Elle poussa chaque minute de son temps à la remplir de tâches variées. C’était une forme de fuite vers ce moment où, une nouvelle fois, elle ne tiendrait pas totalement son destin entre ses mains. Le chemin, Sunita le connaissait déjà et les indications du pimplant, bien que présentes, lui étaient totalement indifférentes. Son pas était rapide, les quelques badauds qu’elle croisa se décalèrent de son trajet sans attendre une notification. Un vieil homme, portant la combinaison des biologistes, assis sur un banc, la regarda passer en trombe. Sunita fit mine de ne pas l’avoir remarqué. Il s’agissait du centurion Inmar Baldon. Je n’aurais pas eu à courir, si ce vieux débris avait fait son boulot, pesta-t-elle. Arrivée au rond de science, le biologiste qui l’accueillit n’affichait pas le sourire convenu de sa consœur. Après l’avoir salué avec une politesse toute scientifique. Il l’invita à s’asseoir. « Tout d’abord, merci d’être venue rapidement. Je tiens à vous en remercier. — De rien. Je n’avais pas trop le choix. Venons-en aux faits. Le biologiste parut un peu décontenancé. — Les résultats de la primoanalyse fœtale nous ont été communiqués ce matin très tôt. Ils nous inquiètent sur plusieurs points. Le taux de réponse à l’humaniformation sera inférieur à trente pour cent. — Et ? Le fœtus est viable ? — Oui. Dans le cas d’une évolution naturelle. Il est viable. Mais, les différences sont trop importantes pour qu’il se développe selon nos attentes dans sa première année. Comme vous le savez, notre environnement n’est pas propice à une évolution naturelle. Sans une humaniformation réalisée a minima, j’ai bien peur que les séquelles soient trop

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 39 importantes pour lui. — C’est un garçon ? demanda Sunita attrapant au vol la fin de la dernière phrase du biologiste. — Oui. Il n’y a pas de doute sur ce point, répondit-il prenant conscience de sa maladresse. Cependant… — Cependant quoi ? Vous allez me donner la couleur de ses yeux ? s’impatienta Sunita. Le biologiste ne lui répondit pas tout de suite. Bien sûr, il pouvait lui donner la couleur des yeux, sa taille adulte et les maladies génétiques qu’il pourrait développer tout au long de sa vie. — Je comprends votre désarroi. Ces cas de régressions génétiques sont extrêmement rares. C’est pourquoi le centurion Baldon a ordonné une contre-analyse. — Ah ! Il ne manquait plus que lui ! Et que va apporter cette contre-analyse mis à part une perte de temps inutile ? — Tout n’est pas perdu, décurion Ailurus. Je comprends que cette information ait pu vous bouleverser. Nous réalisons notre maximum pour que votre grossesse puisse arriver à son terme. — Si ce terme est bientôt, j’aimerais encore avoir le choix de sa date. Merci de me faire une synthèse de ces procédures et de planifier rapidement une interruption volontaire de grossesse. Le biologiste resta sans voix devant la réponse de la jeune femme. Quelques secondes passèrent, puis l’homme se leva. — Tout dépendra des prochains résultats. Je vous raccompagne. Vous aurez la synthèse de la primoanalyse et de notre échange demain à la première heure. Pour votre information, il faudra compter quatre jours pour la contre-analyse. — Bien », conclut Sunita se levant à son tour. Elle quitta rapidement le rond scientifique. D’un bon pas, elle passa de nouveau devant le banc, cette fois vide. L’image du vieux Poisseux apparut dans son esprit. Pourquoi un tel acharnement scientifique ? Qu’entendait-il

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 40 par régression ? se questionna la jeune femme. Pour une fois son pimplant ne s’en mêla pas. Même avec une légère rectification, ce ne sera pas viable. Arrêtons tout. Ce sera mieux ainsi. Cette dernière pensée la troubla. *** Tout ce qui entourait la jeune femme s’apparentait aux habitants qui vaquaient autour d’elle. Un mélange de tout et de rien. Il en résultait une explosion de couleurs. Les habitats de Vitanova rivalisaient d’ingéniosité. Elle remarqua une petite plateforme où de nombreux éléments et objets étaient étalés, devant un homme assis à côté. Il veillait au grain. Une autre personne s’approcha comme pour regarder de plus près ce qu’il proposait, débutant un échange de gesticulations de négoce. Étroitement escortée par le père d’Abi et deux autres hommes, elle remarqua les regards appuyés, méfiants et suspicieux des personnes qu’elle croisait. Par un réflexe infantile, comme pour disparaître, elle baissa les yeux. Après avoir traversé plusieurs ruelles et une plus grande artère, où le père d’Abi dut user de sa puissance vocale pour leur dégager un passage, ils débouchèrent devant un bâtiment étrange. Il se démarquait des autres logements par son aspect technologique. Des excroissances pointaient sur le haut du logement. Des câbles couraient tout le long des parois pour s’engouffrer à l’intérieur. Un drôle de personnage se tenait sur le pas de la porte principale. En les voyant arriver, il se hissa sur la pointe des pieds comme s’il souhaitait voir ce que les trois hommes lui amenaient. Soudain, la forte voix du père d’Abi retentit, faisant sursauter la jeune femme. « Necko ! Au lieu de traîner devant ton rond, est-ce que tout est prêt ? — Oui. Je vous attendais. J’étais juste curieux de voir une Poisseux. C’est qu’ils se font rares, termina le petit homme avec un rire désagréable.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 41 — Si tu n’étais pas un petit génie de l’électronique, je t’aurais déjà mis un bon coup pied au derrière. Allez, file, on te suit », termina en riant le grand homme tout en emboîtant le pas du petit. L’étroitesse des pièces était renforcée par l’amoncellement erratique de pièces électroniques en tout genre. Des petites lumières diffusaient une lueur suffisante, mais qui ne présentait pas aux yeux de la jeune rescapée un sentiment de sécurité, comme elle avait pu le ressentir dans le rond de soins. La dernière pièce où ils pénétrèrent recelait en son centre un fauteuil appartenant à une ancienne navette entourée de pupitre en tout genre. « Nous y sommes. Vous vous sentez bien ? Ce ne sera pas long. N’est-ce pas, Necko ? La jeune femme ne répondit pas, continuant d’observer autour d’elle. — Oui, mon cher centurion Troval. L’affaire de quelques minutes, répondit le petit homme avec un petit mouvement burlesque quand il ajusta un pupitre qui risqua de tomber au sol. — Très bien », se félicita le grand homme en frappant dans ses mains. Le père d’Abi, Louis Troval, avait la charge d’une grande partie des événements qui rythmaient la vie au sein de Vitanova, ou la bulle, comme certains de ses habitants la nommaient plus aisément. Il était reconnu pour son bon sens, son volontarisme, et surtout, pour ses colères puissantes qui mettaient souvent un terme à d’interminables discussions. Le centurion se tourna vers la jeune femme. « Installez-vous. Ça ne prendra pas très longtemps, l’invita l’homme d’un geste de la main vers le siège. La jeune femme hésita un instant. — C’est sans douleur », annonça Necko, s’efforçant à afficher un sourire plaisant. Le siège, malgré son âge avancé, avait gardé toute sa souplesse. Elle se sentit enveloppée. La tête reposée en

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 42 arrière, elle observait du coin de l’œil le petit homme s’activer sur les pupitres. Il ajusta de petites plaques blanches en haut du siège. Necko multiplia les allers-retours montrant de plus en plus sa circonspection. Louis Troval le remarqua. « À te voir gesticuler comme ça, Necko, c’est que quelque chose te chiffonne. — Je ne sais pas. Ce sont peut-être les récepteurs… Ils ne sont pas de la dernière génération et les Poisseux ne cessent d’améliorer leur matériel, souffla-t-il. Je reviens, lança le petit homme en partant, emmené par une petite danse burlesque pour éviter les hommes et les objets au sol. Necko disparut aussitôt dans une autre pièce. On l’entendait pester. Des bruits d’objets tombant au sol étaient aussitôt suivis d’un « Zut ! » appuyé. Au bout d’une minute, un « Aaah ! » de satisfaction retentit. Necko réapparut, le visage radieux. « Tu pourras remercier Santo et ta fille, Louis », indiqua Necko en montrant un boîtier d’un blanc immaculé. Il attrapa d’un geste rapide un outil qui lui permit d’ouvrir l’objet comme un coquillage. Il en extirpa deux plaques blanches similaires à celles placées au niveau de la tête de la jeune femme. L’opération fut rapide et il s’installa de nouveau devant ses pupitres. « Alors ? s’impatienta le centurion. — Son pimplant est mort. Cela confirme la première analyse. — Pas de risque d’être marqué. Mais, ça ne va pas nous faciliter la vie. Il n’y a rien à faire ? — Non, il est totalement grillé. Je n’ai jamais vu ça. Il ne répond même pas aux appels passifs. À part lui ouvrir le crâne pour le récupérer et tenter de trouver quelques indices… À ces mots, le centurion sentit la jeune femme se raidir. — Rassurez-vous. Il plaisante, répondit le grand homme en lançant un regard appuyé à Necko haussant les épaules.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 43 On n’en viendra pas là. Cependant, nous avons toujours un problème de taille. Nous ne connaissons toujours pas votre nom et l’origine de votre naufrage. Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Je vous ramène chez Nella », annonça Louis en tendant la main vers la jeune femme pour l’aider à s’extirper du confortable siège. La jeunesse est souvent synonyme de curiosité. La nouvelle de la traversée de la bulle d’une Poisseux vers le local de Necko s’était répandue comme une traînée de poudre. Le chemin du retour fut plus mouvementé. Le centurion dut faire preuve de son autorité et demander l’assistance de ses hommes à plusieurs reprises. Les réactions étaient mitigées : certains cherchaient à s’approcher de la jeune Poisseux, d’autres montraient une hostilité non dissimulée. Heureusement pour la jeune femme, Santo et Abi les rejoignirent. Ce fut comme une bouffée d’oxygène pour la jeune femme, se sentant noyée au milieu de tous ces regards et expressions. Malgré cela, au détour d’un virage, elle s’écroula. Le stress et la fatigue l’avaient vaincue. Aussitôt, un des hommes et Santo la relevèrent. À raison de plusieurs pauses et relais, le petit groupe parvint, tant bien que mal, à rejoindre, ce qui lui apparaissait comme un havre de paix : le rond de soins de Nella. À leur arrivée, tandis que Santo emmenait la jeune femme s’allonger, le centurion eut toute la peine du monde à contenir la colère de Nella. « Vous êtes vraiment inconscients ! Ça ne pouvait pas attendre un jour ou deux qu’elle se rétablisse ! — Nous n’en avions pas pour longtemps, Nella. L’aller s’est bien déroulé… — Le retour, moins bien, apparemment… lui rétorqua Nella en fixant le centurion dans les yeux. — Ce sont les jeunes. J’avais beau les repousser et leur

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 44 hurler dessus. Ils revenaient constamment par vagues successives. Voir une Poisseux en vrai. Enfin, tu sais bien… tenta Louis. — Ton manque d’anticipation m’a surpris, Louis. Elle est fragile. Son état psychologique est très instable. — Physiquement, elle avait l’air de bien se porter pourtant. Elle est malade ? — Être enceinte n’est pas une maladie, Louis, annonça Nella à voix basse. — Quoi ? — Oui, j’ai effectué des analyses de contrôle et le résultat est sans appel. Elle attend un enfant. Cette jeune femme est au début de sa grossesse. — Elle le sait ? — Non. Bien sûr que non. Je vais lui annoncer quand elle sera rétablie. — Très bien, Nella. Si j’avais su… Nella lui répondit en haussant les épaules et regarda en direction de l’endroit où dormait la jeune Poisseux. — Pauvre gamine. Seule. Perdue. Sans repère. Elle devra affronter tellement de choses dans les prochains mois… Si seulement nous en savions plus sur elle. — Oui. Mais c’est mal parti. Necko n’a rien pu faire. Son pimplant est mort, indiqua Louis regardant dans la même direction. — Je m’en doutais un peu. Il lui faut au moins un prénom. Ça facilitera la communication et renforcera sa confiance envers nous. — À mon avis, elle se sent proche de Santo et Abi. Je vais leur en toucher un mot. — Oui. C’est une bonne idée », conclut Nella. *** La première journée avant que les résultats de la contre-analyse tombent, était passée rapidement. Sunita s’était

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 45 plongée intégralement dans son travail, entraînant son équipe dans sa boulimie. Pourtant, sa décurie avait pris une avance considérable sur le planning initial. En conséquence, l’équipe de Sunita commençait à montrer des signes inquiétants de fatigue et de frustration. Ces deux sentiments font rarement bon ménage. Sans surprise, une première altercation eut lieu avant le déjeuner. Un de ses subordonnés lui remonta une possible erreur dans un des documents fournis la veille. Sunita sortit de ses gonds, estimant que ceux qui ne font rien ne font pas d’erreur. Devant la banalité et la grossièreté de l’intervention de sa décurion, le jeune lui rétorqua que travailler sous une pression élevée et constante était la principale source d’erreur. Comme souvent, dans ces cas de figure, l’affrontement verbal tourna à des extrêmes. Il fallut l’intervention de deux autres membres de la décurie pour calmer le jeu. Devant la situation, une intervention du centurion arriva logiquement peu après. Entre eux, une rapide discussion s’engagea. Sunita fut invitée à prendre un peu de repos. Sa condition physique l’exigeait, selon son supérieur. Pour ne pas écorner plus son image, Sunita vint présenter ses excuses auprès de sa décurie et appliqua la consigne sans sourciller. Durant le trajet de retour, elle prit conscience de son comportement et des risques qu’il pouvait engendrer dans sa volonté de grimper les échelons hiérarchiques. Intérieurement, elle comprit que des changements allaient s’opérer en elle et qu’il faudrait composer avec. La musique de son évolution sociale avait ainsi pris des rythmes plus saccadés. Bientôt, si la nature et la biotechnologie humaines l’autorisaient, c’est une danse à quatre temps qui s’opérerait. Ce fut en sortant du tunnel menant à son rond de logement qu’elle y pensa la première fois. L’image d’un petit garçon lui passa à l’esprit, son fils. Ce si beau portrait lui avait été suggéré. Du moins, c’est ce qu’elle pensa. Cette vision la troubla profondément. Sunita prit conscience de l’emprise sur son esprit des artifices technologiques. Puis, elle se

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 46 ravisa. Le visage de cet enfant paraissait si naturel. Elle tenta de chasser cette image. Pourtant, elle avait beau essayer de refuser la vérité. Si les contre-analyses se révélaient positives, il n’y aurait pas d’échappatoire. Elle avait limité drastiquement les contacts avec les cohabitants. Mentalement éprouvée, elle se réfugia dans son espace privé. Ce qui ne choqua aucunement ni Melinelle ni les autres. La nuit qui suivit fut tout aussi éprouvante. Sunita cogita longuement sans parvenir à trouver le sommeil. Les doutes et les remises en question fusaient. Elle se remémora sa rencontre avec le jeune homme, père de son futur enfant. Pourquoi lui ? Pourquoi ce relâchement si soudain ? Elle qui tenait en ligne de mire un objectif si précis. Pourquoi cet écart d’un soir ? Quelque chose lui échappait. Sunita en était désormais sûre ; elle avait totalement perdu le contrôle. Au troisième jour, la jeune femme apparut dans l’espace de vie commune du rond de logement. Elle affichait une mine terrible. Un cohabitant lui suggéra de consulter un biologiste. Sunita le renvoya aussitôt à son quotidien par une des petites phrases assassines dont elle usait à ces occasions. Melinelle ne tenta pas la même approche envers la jeune femme. Elle la connaissait assez bien et les récents événements n’arrangeraient en rien son caractère. C’est sur un autre terrain qu’elle aborda Sunita d’humeur acariâtre. Après un rapide salut, elle vint s’asseoir en face d’elle, sirotant une boisson chaude. « Ta décurie t’en fait voir de toutes les couleurs ? — Ne m’en parle pas. Je n’ai pas hâte de les retrouver. Je vais encore devoir marcher sur des œufs. Ils ne semblent pas voir les conséquences. — Ton projet avance si mal que ça ? Tu étais pourtant confiante, il y a quelques jours. Sunita leva les yeux vers elle. — Ne fais pas l’étonnée. Tu sais bien ce qui se passe. À

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 47 cause de mon état, tout est remis en cause. Des mois de travail acharné. Pour qu’un autre en récolte les fruits. — Si le fœtus est viable, interjeta Melinelle. Sunita se rejeta en arrière. — Si le fœtus est viable, soupira la future mère. — Les résultats tombent demain ? — Oui. Melinelle sentit qu’elle approchait la limite. Elle partit sur un autre registre. — Bianca Solgarde va destituer un centurion aujourd’hui. Aussitôt, Sunita se redressa, alerte. Melinelle ne put retenir un sourire de satisfaction. — Qui ? — Inmar Baldon », lança Melinelle à mi-voix, heureuse de son petit effet. Sunita fut troublée par cette annonce. Ce genre d’événement était rarissime et signe qu’un malaise plus profond agitait les hautes instances de la colonie. Sunita se souvint d’avoir croisé, lors de son dernier rendez-vous au laboratoire, le vieil homme assis sur un banc. Elle ne l’appréciait guère, mais par la proximité des faits, elle se sentit concernée, voire désagréablement impliquée. Cette annonce lui occupa l’esprit une partie de la matinée avant que son pimplant focalise son attention sur une nouvelle convocation d’ordre médical. Cette fois-ci, tout se passerait dans une autre section de la bulle scientifique. Quelque chose de très important, assez pour modifier son emploi du temps sur plusieurs jours d’affilée. Lorsqu’elle quitta son lieu de travail pour se rendre vers son rendez-vous, elle dut s’autoriser plusieurs pauses. Sa fatigue n’était pas d’ordre physique, mais un mauvais état psychologique pouvait parfois produire un état d’épuisement comparable. Depuis l’annonce officielle de sa grossesse et l’image mentale qu’avait provoqué la révélation du sexe du fœtus, elle s’efforçait de reconstruire du mieux qu’elle le

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 48 pouvait son futur. Pourtant, une autre chose s’était éveillée en elle. Inconsciemment, c’était sur ce terrain que son esprit s’épuisait à livrer bataille. Un désir enfoui au plus profond de son être s’éveillait. Elle avait fui la réalité depuis si longtemps. Elle s’était sentie si seule depuis tellement d’années. Enfin, l’espoir allait naître. Sunita suivit cette fois-ci les indications de son pimplant pour arriver finalement devant un rond placé en bordure de la bulle scientifique. Se retrouver sur le bord d’une bulle donnait toujours une impression étrange. Même après avoir passé la majeure partie de sa vie dans un tel environnement, la courbure de l’immense paroi translucide provoquait un léger vertige. Machinalement, elle tourna son regard vers le point le plus élevé du dôme qui baignait les lieux d’une douce lumière blanche. Elle reprit le chemin vers l’entrée, pénétra dans le bâtiment et alla s’installer sur le siège que son pimplant lui indiqua. Elle était arrivée docilement à destination. Pour occuper son esprit, elle observa les lieux et remarqua l’absence de plantes et d’ameublement. Les bulles scientifiques ne brillaient pas par l’exubérance de décoration et de vie. Cet endroit le confirmait. L’atmosphère était lourde et le ressenti presque physique. Une autre chose l’interpella, un silence total occupait les lieux comme si elle avait pénétré au sein d’un tombeau. Au bout de quelques minutes, deux hommes en combinaison légère et portant un masque respiratoire entrèrent dans la pièce. Le premier fit signe de la main à Sunita de les suivre. Elle se leva et sans un mot avança dans un couloir étroit, encadrée par les deux hommes. L’arrivée dans la salle d’opération lui glaça le sang. Bien que baigné d’une forte lumière, le lieu ne la rassurait guère. Elle resta figée un instant. L’homme qui la précédait remarqua son immobilisme. Comme déjà excédé par son comportement, il entama le dialogue. « Ce ne sera pas long. Installez-vous, lui demanda-t-il sur

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 49 un ton ferme. Sunita braqua ses yeux sur l’homme. — C’est une blague ? Vous devez vous être trompés de personne. Je suis venu pour connaître le résultat de la contre-analyse. — Toutes les contre-analyses ont été annulées, lui répondit le deuxième homme la voix un peu étouffée par son masque… Sunita se retourna et recula d’un pas. — Pardon ? Et je peux savoir pourquoi ? — Il n’y a pas à savoir pourquoi, ordre du nouveau centurion. La procédure est simple. La primoanalyse montre une incompatibilité génétique majeure avec une humaniformation fœtale. Nous sommes dans l’obligation, pour votre bien, de procéder à l’interruption de votre grossesse. — Vous devriez relire la primoanalyse, messieurs. Le fœtus est viable. Elle a juste mis en évidence une “régression”. Je demande à procéder et à connaître les résultats d’une contre-analyse. Le premier homme, dont la patience touchait à son terme, s’approcha de Sunita. — Écoutez. C’est aussi difficile pour nous. Mais les ordres sont clairs. Rassurez-vous, c’est rapide et sans douleur », tenta-t-il en attrapant le bras de Sunita. D’un geste vif, elle se dégagea de son emprise. Sous l’effet de la pression, de la fatigue et d’une frustration trop longtemps contenues, la jeune femme explosa. « Ne me touchez pas ! Ne nous touchez pas ! » Elle remarqua le deuxième homme placer sa main vers un étourdisseur. Dans un mouvement rapide, elle se glissa derrière lui et frappa sans retenue la nuque de son potentiel agresseur qui s’écroula face contre sol. Le premier homme resta figé, surpris par la violence du moment. De son côté, propulsée et portée par son instinct, Sunita quitta les lieux en courant et risquant de tomber à plusieurs reprises. Elle

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 50 traversa un couloir, puis un autre. Elle se retrouva nez à nez avec une femme totalement surprise de sa rencontre. Sunita l’attrapa. « La sortie. Où est la sortie ? — Deuxième couloir de gauche… Vous… » Sunita se retourna et remarqua l’homme masqué débouler au coin du couloir. Sans attendre, elle reprit sa course, dépassa le premier embranchement et tourna au deuxième. La femme n’avait pas menti, elle reconnut l’entrée et sortit aussitôt du bâtiment. Quand elle eut parcouru quelques ronds et allées, elle s’arrêta à bout de souffle. La réalité reprenait place à mesure que son corps recouvrait ses forces. Qu’est-ce qui m’a pris ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Elle porta sa main tremblante à sa bouche. Le pimplant, dans une parfaite coordination synthétique, lui indiqua la procédure pour se rendre au rond de sécurité le plus proche. *** Nella sursauta en se retournant vers l’entrée de la pièce. La jeune Poisseux s’y tenait debout. « Excusez-moi. Je ne voulais pas vous faire peur. — Oh non. J’étais si totalement absorbée par ma lecture que je ne t’avais pas vue, répondit Nella en reposant un pupitre sur la table. Comment te sens-tu ce matin ? — Nauséeuse. Mais globalement mieux que la veille. — Parfait. Viens t’installer, proposa la grande femme en désignant un fauteuil d’un geste de la tête. La jeune femme parut hésiter un instant. — Pas d’inquiétude. Celui-ci n’a pas les extensions de Necko », ajouta-t-elle. Ce parallèle fit apparaître un sourire sur le visage de la jeune femme. Elle s’approcha et s’installa confortablement. Nella lui tendit un gobelet contenant un liquide d’où une légère vapeur s’élevait. Elle approcha pour sentir la boisson. L’odeur était forte, assez pour déclencher une légère grimace

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 51 sur son visage. Nella observa la réaction de la jeune femme. « C’est une de mes recettes à base de gingembre. Ma sœur en raffolait. Elle devrait faire passer cette légère nausée matinale. Tu devrais aussi manger un peu de ceci », lui proposa-t-elle en lui tendant une barre de nourriture. La jeune rescapée la remercia d’un signe de la tête en buvant doucement le doux et chaud liquide. La saveur était beaucoup plus subtile que l’odeur. « Aucun souvenir ? As-tu rêvé ? lui demanda Nella sans vouloir la brusquer. — Non, aucun. Toujours cette impression de vide étrange dès que je me concentre sur le passé. — Soyons patientes. Cela resurgira bien à un moment ou un autre. Sinon, Santo et Abi devraient venir te voir aujourd’hui. Si tu t’en sens la force bien évidemment. À cette annonce, un nouveau sourire s’afficha sur le visage de la jeune Poisseux. — Je savais que ça te ferait plaisir. En revanche, pour les sorties, nous allons attendre un peu. La curiosité te concernant va baisser d’intensité au fil des prochains jours. » La jeune femme acquiesça d’un rapide mouvement de la tête. Santo mit un soin particulier à ajuster sa veste. D’un tempérament plutôt fougueux, il l’enfilait d’une manière beaucoup plus rapide en temps normal. Il attrapa sa besace et quelques objets qu’il jugeait bon d’emporter avec lui. Une fois prêt, il se dirigea vers la sortie de son petit rond qu’il adorait. Il n’y avait que deux pièces. Mais, elles étaient remplies d’objets divers et variés issus de ses multiples trouvailles. Un nouveau venu aurait été perdu parmi tous ses trésors. Pourtant, Santo savait où se trouvait chaque objet. Il avait simplement organisé le rangement par le domaine d’utilisation de l’objet, sa fonction et son nom. Ainsi, une « valve de respiration » se trouvait dans la pièce d’entrée sur une des dernières étagères dédiée au domaine aquatique.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 52 À peine sortie de chez lui, Abi l’attrapa au vol. « T’en as mis du temps ! » Elle le toisa de haut en bas. « Ah ! Je comprends mieux. Elle te plaît vraiment », lança-t-elle en riant. Les deux jeunes gens prirent la direction du rond de soins de Nella. En chemin, Abi expliqua que son père s’était livré à un véritable interrogatoire concernant le sauvetage de la jeune rescapée. Notamment, Louis Troval fut très intéressé par l’événement qui avait précédé la rencontre. Il fut étonné que la navette des Bas-Niveaux soit totalement désactivée. Ce genre d’appareil était pourtant connu et reconnu pour sa robustesse. En effet, les navettes de la lignée du Markind Fomalhaut avaient hérité des avancées technologiques des toutes premières colonies sur Harriot-a puis celles successives dans le système Fomalhaut. De ces dernières conquêtes sur des exoplanètes aquatiques, les navettes étaient devenues des engins insubmersibles et capables d’atteindre des profondeurs prodigieuses sur de longues durées. À ces mots, Santo comprit l’interrogation du centurion. Lui aussi avait été surpris par le parfait état apparent du véhicule et son absence totale d’énergie. Ce souvenir provoqua chez lui un petit rictus sur son visage qu’Abi remarqua aussitôt. « Mon père va désigner une décurie pour inspecter l’appareil. Je lui ai suggéré de t’intégrer au groupe. — C’est vrai ? réagit aussitôt le jeune homme. — Bien sûr que oui. Et, il a accepté. Cependant, tu devras te retenir un peu concernant les trouvailles », lui confirma Abi avec un clin d’œil complice. Nella accueillit son fils et son amie dès leur arrivée au rond de soins. Elle les prit un instant à part pour échanger de vive voix sur l’état de santé de la jeune femme. La surprise à l’annonce de la grossesse de la jeune Poisseux se lut immédiatement sur leurs visages. Après quelques

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 53 recommandations, elle arriva sur le sujet que les deux jeunes devaient avoir réglé. « Alors, lui avez-vous trouvé un prénom provisoire ? — Eh bien. J’avais pensé à Défine, proposa Abi. — Ah non. Je voulais Invenit. On s’était entendus là-dessus, fit-il remarquer aussitôt. — Inve… comment ? demanda sa mère. — Invenit. Ça vient du latin et ça signifie “trouver”. — Je pense que Défine sonne mieux. Tu faisais une référence à l’animal aquatique terrien, je suppose Abi. — Oui. Le dauphin, un mammifère marin terrien. Je me suis souvenu de son aisance dans l’eau. Malgré la fatigue, elle nageait contre-courant avec une efficacité impressionnante. — Je pense ne pas avoir le choix finalement, se résigna Santo. — Désolé mon grand, mais on part sur Défine. Reste à voir la réaction de ce choix sur notre protégée », conclut Nella. Que Louis Troval, le centurion le plus influent de Vitanova, l’ait inclus dans la décurie de recherche concernant la navette des Bas-Niveaux, trouvée peu avant leur rencontre avec la jeune Poisseux, donnait à Santo une impression de reconnaissance. Dans cette bulle de vie, chacun participait à son niveau et selon ses capacités à la vie commune. Et cette fois-ci, le jeune homme pourrait montrer sa valeur aux yeux des autres habitants. Beaucoup d’entre eux connaissaient Santo et sa mère pour leur singulière histoire. Une affection particulière de la population en était née. Ainsi, ils lui avaient pardonné plus facilement que d’autres quelques errements de jeunesse. Cependant, il était devenu ces dernières années un glaneur reconnu, de plus en plus incontournable en ce qui se référait aux trouvailles, comme il les nommait, résultat de ses multiples sorties à la surface.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 54 Ainsi, c’est auréolé de la toute récente confiance du centurion qu’il traversa le bout de chemin qui le menait vers le grand sas de sortie. Il aurait aimé croiser, ou rendre visite à Défine, avant de partir à la surface. Mais, la jeune femme avait encore besoin de repos. Nella décida de limiter au strict minimum les interactions pendant au moins une semaine. Pour Santo, c’était la seule ombre au tableau. La veille, il avait fanfaronné devant Flat qui avait repris ses bonnes habitudes festives. Il devinait aisément qu’à cette heure matinale, son ami dormait à poings fermés, se reposant de ses excès nocturnes. Il sentait que depuis quelque temps Abi et lui se détachaient de Flat, comme si les courants de la vie les poussaient inéluctablement dans des directions différentes. Un membre de la décurie de recherche l’accueillit avec une tape amicale sur l’épaule. Santo salua tout le monde rapidement. Louis Troval s’approcha de lui d’un pas décidé. « Salutations mon garçon, cette fois ne perds pas trop ton temps à fouiner partout », lui lança le centurion avec un clin d’œil similaire à ceux qu’Abi lui lançait à l’accoutumée. Le grand homme tourna la tête et clama tout haut en frappant dans ses mains. « La décurie est au complet. Que chacun s’équipe pour la montée et l’évolution en surface. Nous avons peu de temps. Une tempête force cinq est en approche. Il nous faut absolument en savoir plus sur cette navette. Je compte sur vous tous pour faire preuve d’intelligence, de solidarité. Et surtout, veiller sur Santo. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Personne ne discuta les ordres de Louis Troval. Chacun récupéra un masque de respiration et les différents outils nécessaires à son évolution et à l’inspection de la navette. Necko, le bricoleur de génie, leur avait préparé de quoi diagnostiquer le véhicule. Une nouvelle fois, le père d’Abi vint à la rencontre du jeune homme. « Tiens, Abi m’avait donné ça. Mais, je préfère que tu le

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 55 gardes avec toi. — Le compenseur Poisseux ? C’était la part d’Abi, lui répondit Santo. — Tu entreras en premier dans la navette et je veux mettre toutes nos chances de notre côté. Mirka plongera avec toi vers la soute. Tandis que deux autres iront vers le poste de pilotage. — Mais, je pense… — Il n’y a pas de mais. Je ne veux pas avoir à annoncer une mauvaise nouvelle à Nella. Quoi qu’il arrive, si tu sens que la situation t’échappe, tu ne réfléchis pas. Tu actives le compenseur, compris ? Le ton et le regard appuyé du centurion ne laissaient pas de champ à la discussion. — Oui, répondit simplement Santo en récupérant l’objet de haute technologie Poisseux. Et la tempête ? s’inquiéta le jeune homme. — Je ne m’attendais pas à ce qu’elle approche de nous si vite. Mais, nous aurons le temps de mener à bien cette sortie. Ne perdons pas plus de temps. Tout le monde est déjà prêt », répondit le centurion en fixant son masque de respiration. La grappe humaine remontait doucement les eaux cristallines du grand tube de sortie, baignées par les lumières artificielles de leurs combinaisons. Santo suivait le rythme avec l’aisance de sa jeunesse. Il patienta lors de l’ouverture du sas. Puis chacun suivit Louis Troval à la surface. L’île synthétique et sa masse de déchets avaient encore changé d’aspect, et elle changerait une nouvelle fois. Le centurion n’avait pas menti, au loin, une masse sombre couvrait une majeure partie de l’horizon. Ils devraient faire vite pour ne pas se faire prendre dans les vents et la houle violents. Car le danger ne viendrait pas de la tempête et des pluies diluviennes, mais du sol précaire où chaque plaque, planche ou objet pouvait devenir un piège mortel. Santo prit conscience que les sorties, qu’il affectionnait avec Abi et

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 56 Flat, s’apparentaient à des promenades innocentes. La décurie, en file indienne, progressait avec la plus grande prudence. Après une première partie aisée, le petit groupe approchait du bord de l’île. Mirka se positionna pour ouvrir la marche. Il était connu pour son habileté et son don à sentir les pièges de la surface. Louis Troval et les autres le regardaient avancer de quelques mètres puis donner le signal aux autres pour avancer. Enfin, au bout de quelques dizaines de minutes, la navette des Bas-Niveaux présenta son flanc ouvert. Une légère houle commençait à se faire sentir. Sans attendre et exécutant les ordres préétablis, chacun se prépara à mener sa tâche. Santo sentit la pression monter. En temps normal, l’instinct le guidait. Mais cette fois, il devait suivre des ordres pour ne pas mettre en difficulté l’ensemble de la décurie. Avant de plonger en compagnie de Mirka, il regarda Louis Troval observant au loin avec un regard plein d’inquiétude le sombre horizon. Mirka donna un petit coup de main sur la cuisse du jeune homme pour le ramener au moment présent. Aussitôt, Santo s’exécuta et plongea dans les entrailles de la bête en matériaux composites. À l’extérieur, une partie de la décurie s’affairait à sonder les organes de la navette. Louis Troval en compagnie d’un autre homme parcourut la coque. Les ballasts n’avaient pas joué leur rôle. Pourtant, la navette était parvenue à remonter à la surface. Au fur et à mesure de leur investigation, le nombre de questions sans réponse s’accumulait. Mais tout laissait penser à une remontée en urgence qui sortait totalement des habitudes de navigation. Une autre confirmation tomba. La navette était vidée de son énergie. Louis Troval fit un rapide rapprochement avec le pimplant hors service de Défine. Les mouvements à la surface s’amplifiaient à mesure que la masse tempétueuse approchait. À l’intérieur de la soute, Santo et Mirka n’en avaient pas la perception. Ils nageaient à travers les objets qui n’avaient pas été fixés ou qui s’étaient

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 57 échappés de leur contenant. Le jeune homme repéra quelques objets qu’il aurait pu mettre dans sa besace. Mais leur objectif était tout autre cette fois-ci. Le premier soulagement pour les deux hommes, et surtout pour Santo, se confirmait par l’absence de corps. Tout laissait penser pour l’instant que la jeune Poisseux était l’unique passagère. Lors de sa première visite, avant de secourir Défine, avide de faire quelques superbes trouvailles, il n’y avait pas réellement pensé. Un des hommes de la décurie remonta de sa plongée d’inspection autour du véhicule. Il semblait pressé de retrouver le centurion. « Louis, on a un très gros problème. Il faut faire sortir tout le monde de la navette rapidement. — Qu’est-ce qui se passe ? répondit le centurion. — Une énorme citerne est reliée par tout un tas de liens à l’arrière de la navette. Ce ne sont pas les ballasts qui ont remonté l’engin. C’est elle. Elle est très instable et présente une grosse brèche sur la partie supérieure. — D’accord. Je vais les chercher. — Non. Louis, j’y vais. Il me reste encore de la réserve », répondit l’homme avant de pénétrer dans les entrailles de la navette. Le grand homme ressentit en lui une angoisse profonde : celle du coup pour rien. Ce moment où l’on perd plus que l’on ne gagne. Il ordonna d’un geste de la main aux membres de la décurie restés en surface de le rejoindre. Puis ses yeux se fixèrent sur la bouche béante du véhicule, tandis qu’une houle puissante les fit trébucher. Santo ne comprit pas tout de suite. Mais tout se mit à bouger autour de lui. Ne pas penser. Ne pas réfléchir. Ne pas chercher à comprendre. Les mots de Louis Troval firent surface dans son esprit. Il activa le compenseur. Le bilan fut lourd : un disparu, aucune réponse, une navette engloutie, une tempête à affronter.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 58 *** Sunita avait deux certitudes. Elle ne pourrait plus vivre comme avant et sa carrière sociale était pulvérisée. Son geste malheureux avait tout fait basculer en l’espace de quelques secondes. Elle aurait pu courber l’échine, rejoindre un poste de sécurité. Mais cette option n’était pas envisageable. Elle y perdrait tout, même son fils. Désormais, il représentait la seule échappatoire. Fuir, mais où ? Les Bas-Niveaux n’offraient aucun refuge. Il fallait remonter. Peut-être que les Hauts-Niveaux lui donneraient sa chance. Sa pensée était confuse, perturbée par les injonctions de son pimplant. Elle luttait contre ses assauts synthétiques répétés. Son côté pratique, inoffensif, disparut pour laisser place à une autre facette : celle du contrôle. Dans les prochaines heures, c’est une décurie de sécurité qu’elle aurait aux trousses. Elle le savait. Une partie de son travail passé avait concerné la traque des porteurs de pimplants. Elle avait traversé la bulle scientifique sans réel but. Désormais, un autre chemin que celui indiqué par son pimplant s’inscrivait. Elle devait quoiqu’il en coûte remonter vers les Hauts-Niveaux. La traversée consisterait à rejoindre un tunnel pour atteindre un des niveaux supérieurs qui jouxtaient la coque de l’énorme vaisseau. Les personnes qui y évoluaient seraient tellement affairées dans leur travail qu’elles n’auraient pas le temps de s’occuper d’elle. L’image du coup porté à l’homme lui revint à l’esprit. Elle y avait mis toute sa colère, sa frustration. Elle crut entendre le craquement sourd du crâne de l’inconnu frapper le sol. Il était tombé comme une masse, raide mort. L’angoisse monta d’un cran. Elle l’avait tué ? Dans ce cas, son avenir serait bien pire, et les heures avant d’être la cible d’une décurie de sécurité deviendraient que quelques minutes. Une poussée d’adrénaline la poussa à courir pour rejoindre le tunnel le plus proche. Elle s’équipa à la hâte dès son arrivée. Une personne la précédait. Elle semblait perdre

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 59 des heures à pénétrer dans le sas. Sunita tentait d’observer autour d’elle sans attirer trop l’attention des passants. Il est mort. Elle essayait de chasser cette idée de son esprit sans succès. Enfin, elle pénétra dans le sas. Elle avait opté pour un petit tunnel de service simplement le plus proche. Elle ne savait pas où il débouchait. Le pimplant ne lui était d’aucun recours, lui rabâchant sans cesse de rejoindre un poste de sécurité. Elle n’était jamais venue dans cette bulle. Elle en avait vaguement entendu parler sans y prêter plus d’attention. Les ronds et autres installations semblaient correspondre à une partie technique annexe aux autres grandes bulles. De beaucoup plus petite taille, Sunita ne mit pas longtemps à rejoindre un autre sas de sortie. Celui-ci menait à une des extrémités de l’agglomérat des bulles. Un frisson la parcourut devant l’idée qui venait de jaillir dans son esprit. Sa qualité de décurion lui permettait d’accéder à un grand nombre de lieux. Et par chance, ses accréditations continuaient de fonctionner. Il n’est pas mort. Elle pouvait encore utiliser une autre option : les transports. Les déplacements de cette nouvelle colonie aquatique humaine ne se différenciaient pas tellement des deux autres. Vertis, la planète qui abritait la colonie précédente et dont le Markind Fomalhaut avait ensemencé la planète, préconisait l’utilisation de navettes pour fendre les profondeurs océaniques entre les différentes grappes de bulles de vies. Au sein des bulles en elles-mêmes, les distances étaient réduites et les trajets étaient réalisés majoritairement à pied ou à l’aide de petits engins motorisés, les propulseurs, pour certains cas de figure. La jeune femme pénétra dans un petit hangar. Ce petit bâtiment jouxtait un sas pour l’embarquement dans une navette. Un certain soulagement l’emplit à mesure qu’elle allait d’un point à un autre sans restriction. Dans son esprit, une petite flamme d’espoir de retour à sa vie d’avant vacillait. Mais son pimplant continuait à inviter la jeune

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 60 femme à se présenter dans un rond de sécurité. L’absence de personnel lui facilita la tâche. Une fois à bord, elle repéra le poste de pilotage qui se trouvait par simple commodité avec le passé de ces véhicules à l’avant. Le pilotage d’un tel engin était aisé, car totalement interfacé au pimplant, et pouvait être réalisé de n’importe quel endroit à l’intérieur. Sunita traversa une petite salle où pouvait se retrouver une décurie au complet, puis passa la porte pour enfin s’asseoir au poste de pilotage. La première chose qui lui vint à l’esprit était l’absence totale de destination. Elle avait erré à pied avant d’atteindre la navette. Posant sa main sur son ventre, elle reposa sa tête sur le dossier. Désormais, une autre étape s’ouvrait à elle. Les Bas-Niveaux devaient l’oublier, au moins pour quelques mois. « Comment ça ? Le contrôle distant ne répond pas ? Essaie l’auxiliaire ! ordonna le pilote. — Rien à faire. Les systèmes sont injoignables, répondit l’équipier de sécurité. — Bordel ! Moi qui pensais l’affaire réglée en quelques minutes. Elle nous donne plus de mal que prévu. — Ce n’est pas perdu pour autant. Nous allons devoir opter pour une autre solution. Elle l’aura bien cherché », indiqua l’homme au pilote d’un air satisfait. Tout avait basculé en quelques secondes, mais son anticipation avait payé. Aidée des différentes indications et de ses souvenirs de ses périodes d’apprentissage et cours en ingénierie, elle avait réussi à rendre sa navette incontrôlable depuis l’extérieur. Désormais, son caractère de fugitive ne faisait plus aucun doute. Une navette de sécurité, beaucoup plus réduite que son modèle, l’avait prise en chasse depuis que Sunita avait dépassé la profondeur où était immergé le Markind Fomalhaut. Elle aurait pu se sentir abattue. Mais il n’y avait aucun doute à présent. Le coup donné dans un réflexe défensif avait

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 61 scellé son destin. Elle avait tué. Elle n’avait désormais qu’un seul but : fuir et tenter de vivre par ses propres moyens. Malheureusement, si ce terrible événement s’était déroulé sur Terre ou dans une colonie prospère, elle aurait pu tenter de refaire sa vie. À vrai dire, elle n’avait aucune idée sur l’endroit où aller. Sa fuite n’avait aucun futur. Elle ne vivait que l’instant présent pleinement, comme un animal traqué par un prédateur bien trop puissant. « Qu’est-ce que tu fous ? s’étonna le pilote de la navette de sécurité. — Je calibre la puissance de la capsule EM. Je vais enfin pouvoir l’utiliser en condition réelle, répondit l’agent de sécurité. En simulation, on ne voit jamais le résultat sur la cible. Il n’affiche qu’un message de réussite. — À cette profondeur ? Ça peut la tuer. Ce n’est pas prévu dans notre ordre de traque, s’offusqua le pilote. — Calme-toi un peu. C’est pour ça que je passe un temps fou à bien calibrer la dose de rayonnement. L’explosion électromagnétique devrait réduire en miettes les systèmes de ses propulseurs. Et je dois éviter de toucher une bulle avec ça. — T’es sûr de ton coup ? — Oui. Allez ! Ça devrait être bon. Laisse un peu plus d’espace et laisse-la filer droit. Dans quelques minutes, son sort est réglé ; et nous, tranquilles, dans une bonne heure, une fois rentrés à notre rond. Au fait, tu passes toujours ce soir ? Les gars ont tout ramené pour faire une partie », termina l’équipier de sécurité, les yeux vissés dans le vide, guidé par son pimplant, un affichage invisible pour le pilote. Comme prévu, la navette de sécurité réduisit sa pression sur celle de la fugitive, filant droit devant. Le tireur pressa la détente virtuelle. Une capsule bien réelle se dégagea avant de percer le milieu aquatique à toute vitesse. « Ça va pas le faire ! Oh là, ça va pas le faire ! », cria le pilote.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 62 La simulation ne semblait pas avoir testé ce cas de figure. Arrivée dans la partie supérieure des Hauts-Niveaux, Sunita remarqua l’emprise de la navette de sécurité s’amoindrir. Un fait confirmé par les différents capteurs. Une idée lui surgit à l’esprit. La situation ne se représenterait peut-être pas. Il fallait saisir sa chance. À l’image d’une proie pourchassée, Sunita avait décidé d’effectuer un demi-tour très serré, avec l’idée de surprendre son poursuivant et le faire dévier au loin dans les ténèbres océaniques. Mais la petite capsule en décida autrement. En conséquence, et ce malgré tout le soin apporté par l’équipier de sécurité au calibrage, l’explosion électromagnétique se produisit bien trop tôt et bien trop près des deux véhicules. On ne joua pas ce soir-là dans un des ronds de sécurité. *** Nella avait du mal à dissimuler son anxiété. Elle ne pourrait plus être mère ; la nature en avait décidé ainsi. Cette réalité renforçait son désir de protection de son fils, Santo. Comme pour conjurer le sort, elle avait assisté et accompagné plusieurs séances d’accouchement. Cependant, celle de sa jeune protégée approchait. Elle avait suivi de près l’évolution de sa grossesse depuis plusieurs mois. Défine avait totalement accepté cette proximité avec Nella. Elle avait intégré rapidement tous les enjeux et futurs devoirs. Pourtant, Nella avait toutes les peines du monde à retenir la fougue de la jeunesse. Le sas laissa filer les trois jeunes à l’extérieur de la bulle de vie. Après quelques poussées efficaces de leurs membres inférieurs, ils allumèrent presque à l’unisson leur propulseur individuel. Comme à chaque fois, Défine prenait une bonne longueur d’avance et Santo et Abi mettait toujours quelques minutes avant de la rejoindre. C’était une évidence, les Poisseux portaient en eux les améliorations nécessaires pour

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 63 évoluer avec facilité en milieu aquatique. La différence se faisait sentir, peut-être trop, au goût de Flat qui s’était définitivement éloigné d’eux. Malgré tout, Défine s’était pleinement intégrée. Avec Nella et Louis Troval comme protecteurs, personne n’avait fait perdurer la phase acceptable de curiosité. Logiquement, une forte amitié était née entre les trois jeunes. La mort de Mirka avait durement touché Santo, et l’ensemble de la population de Vitanova. C’était un personnage apprécié et dont l’utilité au sein de la communauté ne faisait aucun doute. La culpabilité avait habité Santo quelque temps. Mais ce fut le centurion Louis Troval, la cible des critiques. Il devrait encore en porter le fardeau durant le restant de sa vie. La navette Poisseux avait rejoint les abysses comme son aura. Pourtant, peu à peu, sa notoriété se reconstruisit d’elle-même. Il avait entrepris d’autres sorties pour rapporter le corps de leur défunt compagnon. Certains le moquèrent et y virent une fuite en avant ridicule devant la probabilité faible de retrouver Mirka. Ce fut quelques jours plus tard que le petit groupe qui avait accepté de suivre le centurion revint avec le corps. La cérémonie permit à la communauté de faire le deuil de leur compagnon et de retrouver sérénité et unité. Nella avait prononcé un énième sermon concernant la sortie que s’apprêtaient à effectuer Abi, Défine et Santo. Mais la propension de la jeunesse à chercher l’aventure semblait trop forte. Pourtant, Défine approchait de son neuvième mois de grossesse et était sous étroite surveillance. Heureusement, le fœtus se portait bien et la mère aussi. Son ventre s’était arrondi tardivement, faisant prendre finalement conscience à Défine l’imminence de la naissance. Malgré tout, le trio continuait ses sorties, mais dans une fréquence moins élevée et à moindre distance, et point non négligeable, pas en surface. Ensemble, ils avaient un but en commun : faire des trouvailles. Cependant, celui de Défine allait plus loin. Elle avait dans l’idée de tomber sur quelques objets

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 64 Poisseux pouvant refaire surgir son passé. Les projecteurs de leurs puissants propulseurs découpaient l’obscurité. Équipés de compenseurs Poisseux, les trois jeunes plongeurs n’avaient pas à craindre les dangers liés à la pression des profondeurs où ils évoluaient. Mais comme tout matériel, ils avaient leurs limites. Prenant en compte l’état de Défine, Abi et Santo avait choisi d’évoluer dans un endroit relativement sécurisé. Différents capteurs, positionnés lors d’une précédente sortie, avaient mis en lumière des mouvements importants au sein des déchets. Santo approcha d’un premier amas de plaques et de restes d’installations diverses. Prudemment, il plongeait sa lampe pour scruter les recoins. Les rares animaux, ressemblant à des méduses, qui n’avaient pas encore fui, nageaient placidement autour des jeunes. Abi se tenait derrière lui, prête à récupérer et analyser les potentiels trésors dénichés par son ami. Ce fut le trop long silence de Défine qui l’inquiéta en premier lieu. D’ordinaire, la jeune Poisseux montrait une certaine impatience avec des « alors ? », des « et si… » ou encore des « peut-être ». Défine s’appuyait contre une plaque, même si la majorité de son visage était dissimulé sous le matériel de plongée, l’expression de ses yeux ne laissait aucun doute. Elle souffrait. « Santo ! — Quoi ? Attendez un peu, j’y suis presque, répondit Santo. — Santo ! Défine… — Quoi ? s’exaspéra le jeune homme, avant de rester coi devant la scène se déroulant sous ses yeux. — Défine ? Ce ne sont pas des contractions habituelles. Un mouvement négatif de la tête de la future mère glaça le sang d’Abi. — Bordel ! Il faut retourner à la bulle et fissa. Un nouveau mouvement négatif de la main de Défine

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 65 décida de la marche à suivre. — Santo, fonce vers la bulle. Il nous faut une petite navette d’urgence. C’est notre seule chance. Je reste avec Défine. — OK ! J’y vais », acquiesça le jeune homme. Le propulseur de Santo n’avait jamais été poussé dans de tels niveaux de puissance. Abi le vit disparaître dans l’obscurité des eaux troubles de la déchèterie. Elle enlaça Défine assaillie de douleurs. Il faudrait tenir et lutter ensemble contre la nature. La première déferlante de douleurs était passée. La parole de Défine se libéra. « J’ai peur, Abi. J’ai terriblement peur. — Aie confiance, Santo va vite revenir. J’ai activé la balise de détresse. On a déjà dû nous localiser. » De nouveau, Défine se crispa. Une nouvelle vague puissante de souffrance gonflait. Abi essayait de le cacher, du mieux qu’elle le pouvait. Elle était terrorisée. La pression environnante ne permettait pas de mettre Défine nue. Et même si c’était le cas. L’enfant mourrait noyé dès ses premiers instants. Elle tenta de focaliser son attention sur son environnement. Elle comprit bien trop tard que les sermons de Nella prenaient tous leur sens. Une lumière filtra, faible. Une ouverture s’était créée au milieu des déchets. Abi tenait fermement Défine. Non, l’océan infini de Lonvine ne lui prendrait pas son amie. « On remonte. » Santo abandonna son propulseur, dont c’était certainement la dernière sortie. Le jeune homme s’élança vers le premier sas à sa portée. En quelques minutes, il put pénétrer au sein de Vitanova. Il ne prit pas le temps de retirer son matériel. Seules ses palmes furent l’objet d’une rapide attention. Les premiers passants qui le virent courir eurent l’impression d’observer un drôle d’animal luisant

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 66 d’humidité. Il n’eut pas une longue distance à parcourir, Louis Troval et quelques équipiers étaient déjà équipés, Nella les accompagnant tout en échangeant avec un biologiste. Santo reprit son souffle avant de délivrer son message. « Défine va accoucher. — Ta mère l’avait pressenti. Viens, on y va. Prends ça, lui répondit le père d’Abi en lui tendant un masque de respiration atmosphérique. Devant la mine étonnée du jeune homme, Louis Troval enchaîna. — Elles sont à la surface », conclut le grand homme en lui donnant une tape appuyée sur l’épaule. Sans plus attendre, la petite équipe de secours prit le chemin du sas de sortie les amenant au plus près d’Abi et Défine. Un peu plus tôt, la fille de Louis Troval avait de nouveau démontré sa capacité à saisir l’instant. La puissante lumière blanche émanant de l’étoile Fomalhaut-A coupait les ténèbres des profondeurs océaniques. La souffrance endurée par Défine l’empêchait de profiter de ce superbe spectacle. Les deux jeunes femmes remontaient lentement le long du tube lumineux dont les franges se mouvaient au fil des courants. Les compenseurs poisseux jouaient pleinement leur rôle. Cependant, ces appareils n’étaient pas exempts de défaut. Abi avait bien à l’esprit le risque d’une défaillance. Afin de mettre toutes les chances de leur côté, elle réalisa plusieurs pauses. Autant de paliers nécessaires pour récupérer physiquement et psychologiquement. À chaque arrêt, elle prenait la mesure de l’urgence de la situation. Autant porter Défine vers la surface était aisé dans l’eau, autant l’arrivée fut chaotique. Le pseudorivage se détachait en partie, les pièces plus ou moins solidaires entre elles. Abi eut toutes les peines du monde à installer Défine dans un endroit qui offrait une stabilité précaire. Les deux jeunes femmes étaient exténuées, l’une par le travail incessant de la

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 67 nature et l’autre par les efforts qu’elle avait dû mettre en œuvre pour remonter et s’établir en surface. Sans attendre, Abi vérifia l’état de santé de son amie. Défine souffrait et montrait un niveau d’épuisement important. Soudain la main de la jeune Poisseux attrapa son bras, elle agrippa si puissamment son membre qu’Abi ne put retenir à son tour un cri de douleur. L’humaniformation avait modifié les corps féminins pour aider à enfanter plus efficacement par voie basse. Là où une terrienne pouvait endurer un travail d’une dizaine d’heures, il était réduit à moins de deux. Dans leur cas, Abi aurait aimé avoir un peu plus de temps. Sa crainte fut bientôt justifiée. D’un geste, Défine fit comprendre que l’enfant ne tarderait pas. Aussitôt, malgré l’installation fragile, elle n’eut pas le choix que de faire de son mieux. Elle déshabilla Défine en ne lui laissant que son masque de respiration et lui couvrit du mieux qu’elle put le haut du corps. Par chance, le temps restait clément. Seuls quelques hauts nuages cotonneux les surplombaient. Sur cette île de déchets, les minutes paraissaient des heures. Personne ne semblait venir à leur secours. Comme si l’intensité des contractions suivait les mouvements de l’océan, Défine rassemblait ses dernières forces. À chaque épisode, Abi la soutenait, lui caressant le visage et le crâne. Enfin, au bout d’un temps qui leur sembla interminable, le corps de la jeune Poisseux libéra le trésor qu’il cachait depuis des mois. Abi s’approcha pour accompagner la délivrance de l’enfant. De ses mains, elle attrapa la tête qui se présentait. Comme habitée d’une ancestrale volonté, elle tourna lentement, glissant ses doigts baignés des fluides de la vie. Elle tira. Puis laissa, un temps de repos rapide. Ensuite, elle répéta les gestes en accompagnant les mouvements terribles du corps de Défine. Le même cri aurait pu être entendu des milliers d’années auparavant à une immense distance sur Terre. Le premier cri, les premiers pleurs, celui de la vie. Guidé par son ouïe, Louis

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 68 Troval pressa le pas. La balise d’Abi donnait une localisation exacte. La petite équipe survolait les obstacles. Santo prit de l’avance sur les autres. Le centurion ne chercha pas à le retenir. Quelques minutes suffirent pour arriver sur place. La scène était terrible. La plaque où résidaient les deux jeunes femmes et le nourrisson était maculée de sang. Santo restait figé. Il était arrivé le premier, mais fut bousculé par Louis et un des deux biologistes de l’équipe de sauvetage. Louis pouvait être fier de sa fille. Malgré la complexité du moment et l’inconnu, elle avait fait face. Il savait ce qui l’avait porté. La perte d’un être cher entraîne parfois une volonté absolue. Un des biologistes attrapa l’enfant. Il était en vie et portait le masque d’Abi. Elle avait réussi à adapter du mieux qu’elle avait pu l’appareil respiratoire sur le visage du nouveau-né. Cependant, le coût d’un tel acte était terrible. Abi subissait les effets néfastes de l’atmosphère de Lonvine. Elle gisait dans un demi-état de conscience dans les bras de son père. Pour Défine, l’enjeu était tout autre. Son corps meurtri par la nature semblait se vider inexorablement du liquide de la vie. Santo ne bougeait toujours pas. Le biologiste qui s’occupait de la jeune mère se tourna vers lui. « Mon garçon, viens m’aider. — Elle est morte. Défine est morte, bredouilla le jeune homme. — Oui, elle va y passer, si tu restes planté là sans m’aider, lui répondit le biologiste. Place ce caisson médical sur son bras. Tu en as déjà posé ? — Elle ne bouge plus. — Wow ! Santo ! Tu en as déjà posé ? cria le biologiste en tapant d’un coup sec le tibia du jeune homme. Sous l’effet de la douleur, Santo sembla reprendre ses esprits. — Oui, oui », lui répondit-il. Santo attacha le caisson au bras de Défine. Aussitôt, la machine entra en action. Pendant ce temps, le biologiste

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 69 s’était occupé des premiers soins à prodiguer après l’accouchement. Jugeant son travail correct, il se redressa pour vérifier le fonctionnement du caisson médical. Le bilan était sans appel. Une perte de tension, terrible contrecoup de l’accouchement, avait plongé la jeune femme dans l’inconscience. Santo sentait ses sens recoller avec le présent. Une odeur animale et iodée l’entourait. Il entendit des clapotis derrière lui. De petits animaux marins goûtaient avec délectation au fluide de vie de Défine qui s’épanchait dans l’océan lonvinien. Ce spectacle le dégoûta profondément, si bien qu’il ajouta au bouillon le contenu de son estomac. Une sensation de bien-être l’entourait. Tout son corps flottait dans un nuage cotonneux. Elle aurait pu rester des heures, des jours entiers dans ce doux cocon. Par flots successifs, elle sentait de petites taches de chaleur ici ou là, comme si de grosses gouttes d’eau chaude tombaient sur ses membres. Un fond sonore ponctué d’une rythmique fondamentale donnait au temps une consistance, un écoulement. Petit à petit, ses sens se reconnectaient au monde. La vue suivit avec un léger halo tirant sur le jaune où une masse sombre semblait se mouvoir. Le goût et l’odorat arrivèrent en dernier, puissants, assez précis pour lui faire comprendre qu’elle nécessitait de lourds soins. Les images mentales défilaient, mélangeant les lieux et les époques, la réalité et la fiction. Des bribes de rêves d’enfant, de vie d’adulte. Soudain, ce fut comme si son cortex était assailli d’un flux ininterrompu d’informations. Une montagne de données se déversait sur elle. Les mots, les chiffres, les symboles se groupèrent formant des phrases incompréhensibles. Ils se rapprochaient d’elle irrépressiblement. Les phrases s’empilaient formant d’erratiques images. Elle crut reconnaître des lieux, des ruelles. Elle esquiva une première vague qui s’écoula à sa droite. Les phrases sifflaient leurs lettres. Les chiffres et les

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 70 symboles pleuvaient autour d’elle. Une structure se forma, rassurant par sa stabilité. Les couleurs revenaient, habillant l’édifice. À sa surface, les mots prenaient sens. Les phrases se structuraient. Elle y reconnut les textes sur lesquels elle travaillait. Un petit paragraphe se détacha. Elle s’approcha tout en évitant de se faire happer par le flux ininterrompu de données qui bordait son chemin. Elle lut. « L’humaniformation est et sera le futur de l’humanité, là où certains crurent bon de favoriser l’adaptation et la pluralité des aspects. Moi, Sunita Ailurus, je crois qu’il s’agit d’un non-sens. Notre société nécessite que chacun soit l’égal de l’autre quitte à effacer nos traits, nos genres. Nous devons maximiser l’humain, l’acclimater. Que chaque individu, soit une pièce interchangeable du grand tout. » Son esprit entra en ébullition. Elle ne se reconnaissait aucunement dans ces mots. Aussitôt, en réponse, ils s’effacèrent lui laissant l’accès libre à l’intérieur du bâtiment. Derrière elle, la tempête s’amplifiait et l’observait. Les couleurs et les phrases couraient le long des murs. Les symboles jonchaient le sol. Le couloir se perdait au loin renforçant sa luminosité. Le long de son parcours, elle lut quelques bribes des nombreux textes qu’elle avait étudiés. À mesure qu’elle avançait, les mots se paraient d’excroissances. Bientôt, il fut presque impossible de les lire. Les couleurs s’harmonisèrent, sur le fond du bout du couloir, un visage se détacha, le sien. Quand elle l’observa ; ce ne fut pas Sunita qui résonna ; ce fut Défine qui se révéla. Défine se mêla à Sunita. Sa mémoire était là. Une et indivisible. Tout lui revint : la fuite, la navette, la nage effrénée vers un rivage, l’amnésie, Vitanova, Santo, Abi et la douleur. L’image bascula au sol. Un léger vertige la parcourut. Une salle immense peuplée de visages plus différents les uns que les autres remplissait toute la surface d’un immense dôme. Elle ne sentit aucune crainte. Elle reconnut ses parents, quelques membres de sa famille, des connaissances,

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 71 ses cohabitants, Melinelle, Inmar Baldon, Bianca Solgarde. Plus elle soulevait son regard de la base, plus elle avait l’impression d’avancer dans le temps. Au zénith se tenaient Louis, Nella, Santo, Abi et le visage d’un nouveau-né. Ce fut ce que ses yeux virent pour la première fois. « Mon fils » furent ses premiers mots.

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72 3. REMONTEE Il régnait au sein de l’immense salle du centre décisionnel du Markind Fomalhaut un calme trompeur. Celui qui précède les moments importants, les décisions radicales. Au centre se tenait l’objet de l’attention de la nuée de subordonnés. La plupart étaient installés confortablement dans leur siège, observant les indications servies par leur pimplant. Les rangées concentriques s’orientaient toutes vers un même point focal, le même foyer : la responsable de l’ensemencement, Bianca Solgarde. Les rapports de peuplement s’accumulaient depuis plusieurs mois et dessinaient sensiblement les mêmes courbes et graphiques. Malgré tous les efforts entrepris pour faciliter l’installation des colons sur Fomalhaut-Ae, la population des Bas-Niveaux déclinait. Pourtant, Bianca, avec l’appui des centurions dédiés aux questions de peuplement, avait lâché du lest sur certaines mesures. Parmi celles-ci, ils avaient renforcé et favorisé la formation assistée de couples pour procréer. Le taux de natalité s’en trouva rapidement augmenté. Pourtant, un chiffre retenait l’attention de Bianca Solgarde : celui de l’incompatibilité fœtale à

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 73 l’humaniformation. Comme si la nature voulait défier la jeune colonie ; elle ne se laissait pas dompter aussi facilement que sur la planète colonisée précédemment, Vertis. Il fallait réagir ; l’ensemencement de Fomalhaut-Ae ne pouvait pas végéter en un début de phase « Trois » pendant encore des générations. Malgré la réticence de certains centurions, elle avait pris sa décision. Les graines du Markind Fomalhaut seraient déployées et iraient fonder d’autres grappes de bulles de vie. Les centurions incompatibles avec son projet, tel Inmar Baldon, furent habilement écartés. Elle en était convaincue. Il lui fallait un soutien sans faille. Le silence renforçait le caractère important du moment. Dans les quelques minutes qui suivraient, l’ordre de déployer deux des trois graines serait donné. La procédure qui serait mise en œuvre fut le fruit de trois mois de travail d’une centurie au complet. Elle en serait l’artisane et l’outil. Deux centuries comprenaient un panel de toutes les spécialités nécessaires à l’élaboration de nouvelles grappes de bulles de vie. Ces colons s’établiraient sur d’autres gyres situés à des milliers de kilomètres d’où avait plongé le Markind Fomalhaut des décennies auparavant. Néanmoins, il était prévu des rotations de navette pendant toute la durée des phases « Un » et « Deux » de leur déploiement. Avec pour objectif d’en accélérer l’arrivée à la phase « Trois » compatible avec un peuplement standard, c’est-à-dire la naissance d’une nouvelle génération. Bianca Solgarde avait délégué cette lourde tâche à deux de ses plus proches centurions, Denis Rickword, un homme au tempérament indéfectible, et Claire Montville, une femme aussi calme qu’impalpable. Évidemment, ils partageaient la même vision de l’ensemencement que la responsable : une colonie homogène, facile à tenir et à diriger vers une harmonie commune. Mais un autre problème tenait Bianca Solgarde. Quelques « dissonances », comme elle les appelait, lorsqu’on

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 74 l’interrogeait sur le sujet. Pourtant, la rumeur d’une colonie alternative gonflait. Bianca la voyait comme une excroissance involontaire. Ses prédécesseurs, et elle-même l’avaient laissée trop longtemps se développer. Bianca reconnaissait son erreur mais n’en laissait rien paraître que ce soit en public ou en privé. Il fallait y mettre un terme. Les derniers chiffres montraient une situation qui échapperait, tôt ou tard, à tout contrôle. Lorsqu’une des subordonnées lui présenta des chiffres non officiels, Bianca s’avisa que l’écart de peuplement s’avérait bien pire que ce qu’on lui avait remonté. Ce fut comme un électrochoc. Devant le visage courroucé de la responsable de l’ensemencement, la pauvre subordonnée dut réintégrer la nuée dans un mutisme imposé par le seul regard de Bianca. À cela s’ajoutait un autre phénomène. Les colons, dans leur ensemble, se montraient de moins en moins dociles. Malgré tous les efforts liés à la diffusion d’une propagande progressiste et d’une amélioration du confort dans les Bas-Niveaux, des voix s’élevaient pour demander l’assouplissement de quelques règles. Bianca attribuait ce résultat à une oisiveté nocive, un individualisme exacerbé. Elle les considérait comme des enfants ingrats peu soucieux des sacrifices passés et inconscients de ceux à venir. Quelques mois auparavant, Bianca Solgarde fut particulièrement touchée par le meurtre d’un biologiste par une décurion dont les états de services étaient prometteurs. La fugitive, une certaine Sunita Ailurus, avait laissé sur le carreau deux agents de sécurité. Ce cas de figure venait entacher ses projets et montrait une certaine faiblesse. Le pire pour Bianca, c’est que cette jeune femme avait participé à son projet. Décidément, elle avait eu la main trop douce. Désormais, la situation nécessitait de montrer plus d’autorité et de prendre un virage sécuritaire. ***

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 75 Tout d’abord, des symboles apparurent sur le sol. Ils s’étalèrent sur l’ensemble du couloir à perte de vue. Le bâtiment présentait une configuration totalement différente de la dernière fois. Les ouvertures glissaient sur son côté droit. À gauche des images défilaient, elle y reconnaissait les lieux traversés la veille. Ils étaient comme aspirés vers le fond du couloir. La désagréable impression d’être observée l’obsédait. Elle devait quitter ce lieu, impérativement. Mais les ouvertures donnaient soit sur une pièce vide soit sur un autre couloir. Elle remonta le fil des images puis se décida à quitter le couloir principal en entrant dans la première pièce s’offrant à elle. Une fois à l’intérieur, l’ouverture n’existait plus. Seul un dôme s’élançait de toute sa hauteur. De nouveau, elle pouvait y discerner les traits des visages qu’elle connaissait. Cette formidable mosaïque la surplombant, elle se dirigea vers le centre de la pièce pour avoir une vision d’ensemble. Tournant sur elle-même doucement, elle observa Santo, Abi. Plus bas se trouvaient des personnalités des Bas-Niveaux. Elle reconnut notamment Inmar Baldon, le centurion déchu. Elle leva les yeux, au zénith trônait l’expression tranquille d’un nourrisson endormi, son fils, Rama. C’était en partie grâce au centurion biologiste que sa grossesse et la suite des évènements s’étaient déroulées ainsi. Elle baissa les yeux et tenta de retrouver le visage du vieil homme. Mais ce fut un autre visage qui lui fit face ; celui d’un homme un peu plus âgé qu’elle. Il portait la tenue typique des biologistes. Soudain, elle sentit en elle une frayeur profonde. Il s’agissait de l’homme qu’elle avait tué. Aussitôt, l’image se tordit, s’effaça pour laisser place à un flot de symboles qui surgissait comme un torrent. Les symboles s’épanchaient vers elle, bientôt arrivant à ses pieds. La peur la fit fuir. L’instant d’après, elle se retrouva dans un nouveau couloir. La disposition du lieu lui rappela sa fuite du laboratoire, elle se souvint de l’indication de la jeune femme obtenue sous la pression.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 76 « Deuxième couloir de gauche. » Sunita s’élança de nouveau. Elle était observée, scrutée. Elle sentait qu’elle portait quelque chose. Elle s’arrêta et regarda Rama nu, qu’elle tenait contre elle. Il semblait serein. Pourtant, derrière elle, le flux de symbole, telle une terrible vague, vint frapper le mur à l’angle du couloir. Elle reprit sa course vers la sortie. Mais ce fut un cul-de-sac qu’elle trouva à la place. Acculés, c’en était fait d’elle et de son fils. Le flot de symboles l’atteignit et lui monta rapidement à la taille. Elle leva les bras pour sauver son enfant. Les flots montaient. La sueur perlait sur son front. Rama pleurait. Assise sur sa couchette humide, Sunita mit quelque temps pour se remettre de ses émotions. Elle vint au chevet de Rama. Elle le prit dans ses bras et le berça lentement. Sous les douces caresses de sa mère, les pleurs de l’enfant s’estompèrent. Le silence reprit place peu à peu dans leur petite chambre du rond de soins de Nella. *** Vitanova avait désormais deux personnages renouvelant le tableau. Sunita, la Poisseux et son fils focalisaient les attentions. L’époque du rejet, que chaque inconnu traîne comme un boulet et une double peine, appartenait au passé. Désormais, elle montrait une autre facette de sa personnalité. Défine et Sunita ne faisaient qu’un. L’une avait assagi l’autre, l’autre avait endurci l’une, indivisible. Il fallut une période de repos prolongée pour encaisser, coup sur coup, la maternité et sa renaissance mémorielle. Nella, Louis Troval, Santo et Abi avaient veillé à son rétablissement complet durant sa convalescence ces trois derniers mois. Les qualités de la jeune femme étaient appréciées. Plus affirmée qu’auparavant, elle savait faire adopter son point de vue à ses interlocuteurs. Abi et Santo eurent besoin d’un certain temps d’adaptation. Le jeune homme fut le plus déstabilisé par le nouveau tempérament de Sunita. Il laissa

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 77 même échapper quelques « Défine ». Cependant, la jeune Poisseux ne montra pas d’animosité lorsqu’on l’interpellait de cette façon. Naturellement, ce prénom disparut de lui-même. C’était donc sous le nom de Sunita Ailurus que la jeune femme se présenta la première fois à son poste. Elle allait œuvrer pour la communauté de cette bulle de vie noyée au milieu de la déchèterie. Dans un premier temps, pour favoriser sa relation maternelle, elle refusa de s’engager dans des missions accaparantes. Elle ne glanerait plus, non plus, des trouvailles en surface. Elle en laissait le soin à d’autres, bien plus expérimentés. Malgré tout, elle s’autorisa quelques rapides sorties à faible distance en surface. En revanche, le traumatisme de son accouchement et des événements précédents avait déclenché en elle une forme d’aversion pour la plongée. Sunita se prit d’affection pour l’ingénieur Necko. Il était venu à sa rencontre, lui présentant bon nombre d’objets divers et variés provenant des niveaux inférieurs. Pour le petit homme, elle était une source intarissable de connaissance sur la technologie Poisseux. Il apprit par exemple que l’objet qu’il utilisait pour scanner des matériaux et en afficher les propriétés était en réalité employé par les décuries de maintenance. Elle lui montra que, couplé à un autre matériel, il se transformait en un synthétiseur de matériaux performants. Sunita n’était pas près d’oublier le regard émerveillé de Necko et son silence d’admiration qui découla de cette révélation. Mais ce matin-là, ce fut la jeune Poisseux qui requérait l’aide du petit ingénieur. Comme à son habitude, il s’agitait dans son rond à enclencher, coupler, réparer tout un tas d’objets de haute technologie. Il sursauta quand il aperçut la jeune femme à l’entrée de la pièce principale. « Sunita. Tu pourrais signaler ton arrivée, dit Necko feignant un air grincheux. — Ne me dis pas que tu n’es pas content de me voir. Je

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 78 peux repasser plus tard. — Non, non. C’est bon. Installe-toi, lui proposa le petit homme, dégageant rapidement un siège avec des gestes empressés. La jeune femme prit place et regarda Necko avec un sourire. — Tu cherches un objet en particulier ? Tiens d’ailleurs, Santo m’a ramené ça. Mais je ne sais pas à quoi ça peut servir, demanda le petit homme en tournant dans ses mains un cube blanc où un liseré noir courait tout du long. Sunita fixa du regard l’objet. — Désolé. Cette fois, ça ne me dit rien. — Zut. » Necko partit replacer l’objet sur une étagère à sa hauteur, rejoignant tout un tas d’autres babioles dont la fonction n’avait pas été déterminée. Sunita remarqua que l’ingénieur, figure incontournable de Vitanova, s’était perdu au milieu de ses objets. Elle attira son attention par un simple toussotement. « Oh pardon. Tu voulais me voir pour quoi ? — Je voudrais que tu vérifies mon pimplant. — Quoi ? — Tu m’as bien entendue. — Je l’ai déjà contrôlé… Sunita se leva et s’approcha du petit homme. Sa stature et le regard appuyé qu’elle lui lançait le surprirent. — Necko. C’est important. — D’acc… d’accord… Louis est au courant ? — Non. » Le ton affirmé et presque glacial de Sunita suffit à faire s’exécuter l’ingénieur. Sunita s’installa confortablement dans le siège où quelques mois auparavant elle, Défine, tremblait d’anxiété. Une tension presque palpable emplissait la petite salle principale, faiblement éclairée, du rond de Necko. Quelques pupitres rendaient diffuses les ombres portées sur le sol. Il

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 79 répéta les mêmes gestes et utilisa le même matériel que la dernière fois. Une fois les contrôleurs en place, le petit homme sautilla vers son pupitre fétiche. Il resta figé après avoir réalisé quelques manipulations. « Alors ? s’impatienta la jeune Poisseux. — C’est incroyable. Il était complètement mort la dernière fois. Il semble reconstituer ses fonctions de base… — C’est tout ce que je voulais savoir. Tue-le. — Quoi ? répondit Necko, totalement décontenancé par Sunita. — Désactive-le. Si tu préfères. — Je vais essayer », termina le petit homme. L’ingénieur de Vitanova passa quelques minutes à basculer des contacteurs entourant la tête de la jeune Poisseux. Sunita restait immobile pour ne pas fausser la procédure. Cependant, du coin de l’œil, elle observait le pupitre de Necko. Il semblait buter sur quelque chose. Ce fut comme si un flot de pensées l’assaillait de toutes parts. Elle se sentit basculer vers l’avant, à peine retenue par Necko. Elle s’affala au sol. Il lui fallut quelques minutes pour reprendre ses esprits. Le petit ingénieur essayait en vain de contrôler la situation. Une lueur sortait du boîtier inconnu posé sur l’étagère. « Une balise, Necko, c’est une balise à longue portée, indiqua Sunita qui se redressa en désignant du doigt le cube blanc dont le liseré noir brillait à intervalle régulier. — Tu m’avais dit ne pas l’avoir reconnu. — C’est trop tard, Necko. Mon Pimplant s’est éveillé. Je vois tout. Ils savent tout. Ils me recherchent encore. — Qui ? — La sécurité des Bas-Niveaux. — Pourquoi ? — J’ai tué. Ils m’ont trouvée. Détruis la balise, Necko. Il faut prévenir Louis. » Sans attendre, Necko attrapa le premier outil qu’il trouva

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 80 à sa portée. Sa force n’était pas proportionnelle à sa taille. Le cube au liseré brillant de haute technologie éclata en mille morceaux devant l’efficacité du coup. Sunita s’allongea au sol en soupirant. « Merci. Je ne les vois plus. » Rien ne pouvait réellement différencier la décoration intérieure du lieu de vie de Bianca Solgarde des autres installations humaines sur Fomalhaut-Ae. La pièce épurée, impersonnelle, et les quelques effets personnels posés ici ou là pouvaient laisser croire que les lieux étaient habités. Une seule chose la privilégiait, elle y vivait seule. L’ensemble de la population des Bas-Niveaux aux Hauts-Niveaux vivait dans des logements collectifs. La chose était totalement intégrée par tous. La raison de son isolement était simple, les responsables de l’ensemencement étant liés étroitement au Markind, devaient y résider à temps plein et ne le quitter définitivement seulement une fois ce formidable astronef désactivé ou après avoir quitté cette fonction suprême d’eux-mêmes. Les sorties de la responsable de l’ensemencement se comptaient sur les doigts d’une main. Le Markind Fomalhaut, nommé plus communément vaisseau mère, faisait partie de ces légendaires véhicules spatiaux qui perçaient le tissu interstellaire pour ensemencer de Nouveaux Mondes. Le premier, le Markind 55 Cancri, fut mené par les Hommes de Mars hors du système solaire. Pour donner suite à une scission entre les Terriens et ces humains natifs de la planète rouge, un espoir d’émancipation naquit à la suite de la découverte fortuite des bulles de Lemer. Les Hommes de Mars montrèrent sur plusieurs décennies la faculté de dissimuler la construction du premier Markind. Les Terriens raillèrent la construction d’un immense vaisseau minier d’apparat. Aveuglés par leur soif de profits, ils ne purent que constater, un peu trop tard, le génie humain à l’œuvre quand il est repoussé dans ses retranchements. Ainsi, Bianca Solgarde, en dehors de ces temps de repos,

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 81 partageait les coursives avec les autres membres d’équipage. Elle se rendait régulièrement dans l’immense salle du centre décisionnel. La présence physique n’était plus nécessaire, les pimplants offraient à tous l’accès à l’information. L’Homme touchait presque du doigt une forme de télépathie. Mais elle n’avait rien de naturel. Il restait encore le langage du corps et le mensonge laissait toujours sur le visage humain et le reste de son corps des marques indélébiles. Bianca en était bien consciente et chaque décision capitale imposait une rencontre bien vivante. Elle se mouvait dans sa nuée de subordonnés, se délectant de son règne. En parallèle, le pimplant avait créé un similiesprit de ruche, où la connaissance de chacun s’inscrivait dans une base commune où tous venaient boire le savoir. Ainsi, c’est en même temps que ses subordonnés les plus proches que la responsable de l’ensemencement reçut la confirmation de la localisation de la fugitive. La mort n’épargnait pas cette jeune colonie ; cependant, le résultat des enquêtes menait régulièrement vers deux coupables : la nature humaine et la bêtise humaine. Cela faisait des décennies qu’un meurtre n’avait pas été commis et ce fut le premier dans les Bas-Niveaux. Bien que les premiers résultats des investigations concluaient à un homicide involontaire, Bianca Solgarde y voyait un complice : le relâchement dans les règles de vie commune. Ainsi, l’impunité ne pouvait s’installer plus longtemps sans laisser une traînée de poudre qui, tôt ou tard, viendrait dynamiter son autorité ou celle de ses centurions. Sans attendre, la responsable de l’ensemencement engagea et diligenta une décurie de sécurité pour mener les investigations et la marche à suivre. Pour Bianca, ce fut une surprise de la savoir vivante. D’ailleurs, par le biais du pimplant de la fugitive, la majeure partie des données de localisation avait été transmise. Cependant, la connexion avait été interrompue subitement laissant tout un pan des plus volumineuses informations sur

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 82 le carreau. De toute façon, pour la responsable de l’ensemencent, tout n’était qu’une question de temps avant d’en savoir plus sur le sort de la jeune femme et son refuge : une bulle de vie du nom de Vitanova. Il ne se passa pas un long moment entre l’appel et l’arrivée tonitruante de Louis Troval. Necko était encore dans tous ses états. Sunita présentait tous les signes d’un stress intense passant de phases statiques à une démarche erratique. « Dites-moi tout, vous deux. — Son pimplant s’est réactivé et ce truc-là a transmis le contenu, résuma Necko en pointant du doigt l’amas de composants du boîtier écrasé. — Il nous a marqués ? — Évidemment, Louis, répondit Necko en levant les bras au ciel. — Ils savent quoi de nous ? — Pas grand-chose et beaucoup trop à la fois, répondit Sunita qui venait de s’asseoir sur le siège en plongeant sa tête dans ses mains. — Ils vont venir. Me prendre Rama et m’envoyer je ne sais où, se lamenta Sunita, dont l’anxiété grimpait en flèche. Louis s’approcha de la jeune femme. — Ça n’arrivera pas. — Je croyais son pimplant mort, s’étonna le centurion en se retournant vers Necko. — Moi aussi, Louis. Moi aussi, répéta l’ingénieur de Vitanova. Défine… — Sunita, le coupa la jeune Poisseux. — … Sunita est venue me voir, poursuivit Necko. — Oui, je suis venue, Louis. Cela faisait quelques jours que j’avais des maux de tête. Et il y a eu ce rêve la nuit dernière…, commença Sunita. Aussitôt le petit ingénieur se releva de son siège. — Un rêve ? C’est peut-être notre chance, lança Necko.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 83 — Comment ça ? s’exclama le grand homme. — Ce n’est pas la première fois que je désactive un pimplant. Défine… — Sunita, le rattrapa une nouvelle fois la jeune femme sur un ton plus ferme. — Oui. Où en étais-je ? — Sur la désactivation des pimplants, Necko. — Oh oui. Merci. Louis. Tu sais bien qu’elle n’est pas la seule originaire des niveaux Poisseux à Vitanova. Sunita semblait boire les paroles de Necko. — Les nouveaux arrivants sont moins nombreux ces derniers temps. C’est sûr. Ils préfèrent sûrement d’autres bulles de vie plus accessibles, indiqua Louis. — Ça, je n’en sais rien. C’est vrai que Dé… Sunita est la dernière arrivée. Je crois que celui qui l’a précédée se nommait… Ah, c’est comment son nom, déjà ? Tu sais, le gars qui traîne toujours du côté de… — Abrège, Necko. — Ah, oui. Bon. Eh bien. Certains de ceux à qui j’ai désactivé le pimplant, sauf ce gars d’ailleurs, m’avaient dit avoir parfois fait une drôle expérience durant la procédure. Comme si le pimplant tentait de communiquer en plongeant la personne dans un rêve semi-éveillé. — Mon cas est différent. Je vis totalement ces rêves qui semblent durer un bon moment, fit remarquer Sunita. — Le temps est relatif. Quelques minutes plongées dans votre inconscient peuvent vous paraître des heures. Enfin, c’est ce que j’ai pu lire. — Venons-en au fait, demanda Louis d’un ton plus ferme. Les Poisseux ne vont pas tarder à débarquer. — Le pimplant de Sunita est une version sensiblement améliorée. Malgré son état, il a su retrouver une fonction basique. Puis, peu à peu, il se perfectionne pour se rétablir. C’est prodigieux ! — Mais, ça n’arrange pas nos affaires, ajouta le centurion.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 84 — Alors, on ne pourra pas le désactiver ? s’inquiéta la jeune femme. — J’ai peut-être la solution. Il faut plonger Sunita dans un état semi-conscient. De là, nous pourrons nous assurer de sa destruction. Louis, nous avons besoin de Nella. — Je n’ai pas tout compris. Mais prépare tout, Necko. Je vais la chercher », conclut Louis Troval. La décurie de sécurité venait de s’installer dans la navette. Cela faisait plusieurs années qu’une force armée n’avait pas quitté les niveaux intermédiaires. Samo Gheki, le décurion, traversa la salle de la navette d’un pas rapide, le menton relevé en saluant d’un simple geste de la main les membres de son équipe. Son entrée flamboyante n’était en rien discrète. En effet, certains colons faisaient perdurer l’utilisation de modifications virtuelles de leur apparence vestimentaire. Ainsi Samo Gheki apparaissait aux yeux de ceux équipés de pimplants sous une tout autre allure qu’à ceux en étant dépourvus. Des excroissances lumineuses et des drapés multicolores s’étalaient sur lui. Pourtant, cette fois-ci il avait contraint l’exubérance en adéquation avec l’espace réduit de la navette. Arrivé au poste de pilotage, il s’installa sur un siège à la droite du pilote. Le siège l’accueillit en ajustant efficacement sa position afin d’allier confort et sécurité. Il fixa son regard devant lui, observant les multiples données que son pimplant lui fournissait. « Vous avez tous lu vos ordres de mission. Parfait, débuta le décurion. Cette mission est, vous le comprenez bien, d’importance capitale. La responsable de l’ensemencement, Bianca Solgarde, suivra de près l’évolution de la situation. Je vous demande à tous de ne pas me décevoir. Nous risquons de rencontrer a minima une hostilité marquée. S’il le faut, nous utiliserons la force. — Cela explique notre armement létal ? se risqua un des membres de l’équipe. — Nous ne prenons aucun risque. Nos armes sont là pour

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 85 décourager les plus audacieux d’entre eux. Notre objectif premier est de capturer notre cible, point. — D’autres remarques ? demanda le décurion, un poil agacé. Un silence de quelques secondes lui répondit. Samo Gheki tourna la tête vers le pilote pour lui confirmer le départ. — Allons-y. » Lentement, la navette se désolidarisa du sas. Elle débuta une manœuvre pour s’éloigner des installations. Les quelques sources lumineuses laissaient deviner la silhouette d’une gigantesque structure ovoïde plongée dans les ténèbres des profondeurs océaniques : le Markind Fomalhaut. Nella et Abi s’occupaient de Rama comme s’il était un membre de leurs familles respectives. Le nourrisson alternait les phases d’éveil et de sommeil, ponctuées de séances immuables de jeux, d’absorption de lait maternel et de toilettes. Sunita avait indiqué ne s’absenter qu’une partie de la matinée. L’heure du repas approchait et l’anxiété monta d’un cran. Abi était sur le point d’aller se renseigner sur les raisons de l’absence de la jeune femme quand son père fondit sur elle. « Nella est là ? — Euh. Oui. Bien sûr. Qu’est-ce qui se passe ? », demanda Abi soudain inquiète. Louis Troval ne répondit pas, dépassant sa fille en direction de la pièce de vie du rond de soin. Il se doutait bien que sa fille le suivrait et découvrirait la raison de sa venue. « Nella. Nous avons besoin de tes services de toute urgence. — Quelqu’un est blessé ? Sunita ? — Non. Mais oui. Ça concerne Sunita. Il faut la plonger dans… Louis Troval marqua une pause. Cherchant les termes que

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 86 Necko avait utilisés. — … Dans quoi, Louis ? demanda Nella circonspecte. — Grosso modo dans les vapes. Il faut qu’elle rêve, éveillée. Si j’ai bien compris la demande de Necko. — Necko ? Qu’est-ce que vous trafiquez encore, vous deux ? l’interrogea Nella en berçant doucement Rama. — Son pimplant s’est réveillé. Nous devons le désactiver. — Quoi ?! Mais, il était mort, réagit Abi écoutant la discussion postée à l’entrée de la salle. — Apparemment, il s’est réactivé. Pour être sûr de sa désactivation, Necko demande que Sunita soit placée dans un état “semi-conscient”. Oui, c’est bien ce terme qu’il avait utilisé. — Elle nous a marqués ? demanda Abi inquiète. — Oui. Necko avait malheureusement, sans le savoir, une balise Poisseux d’un nouveau type chez lui. — Abi. Occupe-toi de Rama pendant notre absence. Je peux appeler quelqu’un pour t’assister si tu veux ? — Si c’est pour avoir Santo dans les pattes, non. Ça ira, répondit la jeune femme sur le ton de la plaisanterie. — Très bien. Je prépare mon matériel et je rejoins Necko et Sunita. Je suppose que tu dois t’occuper de l’accueil des Poisseux. — Oui. Je me rends au forum pour informer le conseil et nous préparer à leur arrivée. » Sur cette phrase, il tourna les talons. Après quelques pas, il s’arrêta. « Il va falloir cacher l’enfant. — Nous ne pouvons pas le faire sans l’accord de Sunita. Je m’en occupe, Louis. Ce n’est pas la première fois, indiqua Nella sur un ton mélancolique. — Je sais Nella, je sais », conclut Louis Troval avant de se diriger de nouveau vers la sortie du rond de soin. Samo Gheki scrutait en permanence les données et relevés que le pimplant lui proposait. D’une simple pensée,

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 87 il repoussa un graphique. Il parcourut la liste non exhaustive des habitants de Vitanova. Un ramassis de bons à rien, songea-t-il. D’une autre réflexion, il traça la future évolution de sa décurie à travers les mailles serrées des ruelles de la bulle de vie où la fugitive avait trouvé refuge. Les habitants de Vitanova, Samo Gheki, ne s’en souciait guère. Ils n’appartenaient pas à la colonie, s’en étant exclus de fait ou par la volonté de leurs parents. Ce qui importait au décurion, en qui, selon lui, Bianca Solgarde avouait une confiance aveugle, c’est que l’ordre soit rétabli, les coupables jugés et châtiés. Il n’y avait pas de place pour une anarchie qui mènerait tôt ou tard la population à la déchéance. Après avoir rassuré la jeune mère sur la situation de son fils, Rama, Nella passa la main sur le bras de Sunita pour remonter la manche de sa combinaison. « On va devoir faire ça à l’ancienne, déclara la grande femme tenant un injecteur dermique. Une véritable relique. — Ça va faire mal ? demanda la jeune femme. — Oh non. Peut-être juste une sensation de froid due à la pression. De toute façon, en quelques secondes tu vas plonger, lui indiqua la biologiste de Vitanova. — Necko, tout est prêt de ton côté ? Le petit homme s’affairait dans des allers-retours incessants entre le siège, légèrement abaissé, et son pupitre principal. — Necko ? — Oui, oui, oui. Laissez-moi encore quelques secondes pour vérifier les flux. La petite danse burlesque reprit de plus belle. Enfin, il tapa deux fois dans ses mains. — C’est bon ? Necko acquiesça et s’approcha de la jeune Poisseux. — Dé… Sunita. Il va falloir que tu me guides. Les pimplants sont compliqués à modifier, ton modèle, encore plus. Mais, on a une chance de le désactiver pour de bon. Je

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 88 vais m’immiscer dans le code primaire pour ouvrir une boucle infinie. Mais pour ce faire, il faut passer de porte en porte jusqu’à ce que ton rêve te semble enfin naturel. — Naturel ? Plus de symboles ? lui demanda Sunita, trahissant une légère incompréhension. — Oui, en quelque sorte. De toute façon, tu t’en rendras compte aussitôt. Le plus compliqué sera de nous le faire savoir, concéda Necko. — Et je devrai faire une action particulière ? — Ah, non. Le reste, je m’en charge, conclut le petit homme affichant un petit sourire accompagnant ses grands yeux plissés. — Ne perdons pas plus de temps, proposa Nella les rappelant à l’ordre devant l’urgence de la situation. — OK, OK. Mais surtout. Préviens-nous. De n’importe quelle manière, insista-t-il. — Plus de symboles ? — Plus de symboles », confirma Necko. Nella attrapa la main de Sunita et de l’autre appliqua l’injecteur dermique chargé d’un cocktail chimique savamment dosé. Aussitôt, le corps de la jeune Poisseux se détendit et ses globes oculaires basculèrent vers le haut, dans le monde des songes. Le conseil avait été organisé en toute hâte. D’ailleurs, tout le monde n’était pas encore présent au forum quand Louis Troval, le centurion le plus en vue de Vitanova pénétra dans le plus large bâtiment de la bulle de vie. Il remarqua tout de suite que l’ensemble des regards qu’on lui portait n’étaient pas exempts de reproches, voire donnaient des signes d’une certaine hostilité. La mort de Mirka, lors de l’investigation de la navette Poisseux, avait laissé des traces. Cette instance de neuf personnes se réunissait rarement et essentiellement en cas de crise ou d’événements assez importants pour mettre en difficulté l’ensemble de la communauté. Les membres étaient désignés, chaque année,

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 89 à bulletin secret. Chaque habitant, même mineur, pouvait inscrire le nom de son futur représentant. Ainsi, il n’était pas rare de voir un enfant proposer son parent. « Installe-toi Louis, lui proposa un des membres. — Merci, répondit Louis Troval en s’asseyant sur un siège disposé de façon à faire face aux neuf. L’attente des retardataires dura assez pour faire s’impatienter le centurion. — Ne me dites pas que les deux autres finissent leur partie de Lockace, proféra-t-il. — Mon cher centurion, je vous demanderai un peu de retenue dans vos termes. Ils ont été prévenus, il y a seulement quelques minutes. — Mais, le temps presse. Les Poisseux seront ici-même d’un moment à un autre. — Il n’y a aucune urgence. Vitanova n’a rien à craindre des colons des Bas-Niveaux. La fille et son enfant devraient d’ailleurs les rejoindre, coupa une voix forte venant dans le dos du centurion. Cette intervention fit se retourner Louis Troval. Les deux retardataires venaient de pénétrer dans la grande salle du forum. Ils passèrent à côté du centurion, le plus proche lui lança un regard de défi, puis ils s’installèrent. — Pardon ? Vous voulez livrer Sunita et Rama à ces brutes ? tonna Louis en se levant. Son interlocuteur se retourna, s’installa confortablement dans son siège et esquissa un sourire, devant la sortie attendue du centurion. — Des brutes ? Vous êtes prompt au jugement, Troval. Vous pensez la connaître assez bien. Pourtant, vous devriez bien comprendre que les colons des Bas-Niveaux ne se déplacent pas pour rien. Encore moins pour une personne souhaitant rejoindre une des bulles de vie de la déchèterie. Louis Troval s’assit de nouveau, ne trouvant rien à rétorquer. Profitant de ce silence de quelques secondes, Kanti Prajit se leva et fit trois pas pour faire le lien entre

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 90 Louis Troval et les huit autres membres du conseil. — J’ajouterai que cette Sunita, que nous avons accueillie au sein de notre communauté, à qui nous avons offert notre protection, a omis de nous faire part de quelques menus détails la concernant, commença l’homme en s’adressant à l’assistance. Il se tourna vers Louis Troval. — Je suis d’ailleurs terriblement étonné et même déçu que vous n’ayez pas effectué quelques recherches la concernant, centurion. Il en va de la sécurité de notre frêle bulle de vie. — J’ai une totale confiance en Sunita. Elle s’est parfaitement intégrée à notre communauté. Elle a d’elle-même sollicité Necko lorsqu’elle a senti son pimplant s’éveiller, tenta d’argumenter Louis Troval. L’évocation du pimplant déclencha aussitôt une vive réaction de ses auditeurs. On pouvait y relever les termes de “marqué”, “balise”. — Rassurez-vous. Selon Necko, les données envoyées sont parcellaires et l’état de son pimplant ne permettait pas l’envoi des marquages, expliqua le centurion. — Quelle nouvelle ! Nous voilà rassurés ! ironisa Kanti Prajit en levant les bras et en tournant sur lui-même. Vous le serez moins en sachant que la responsable de l’ensemencement actuelle, Bianca Solgarde, nous envoie son décurion de sécurité personnel : Samo Gheki. Une nouvelle fois, le son des discussions enflammées des membres du conseil remplit la grande salle. Kanti Prajit tapa des mains pour faire revenir le silence. — Pour votre gouverne, mes semblables, vous serez ravi d’apprendre que depuis quelques mois nous hébergeons une brute… et même pire une tueuse. — D’où tenez-vous ces informations Prajit ? tonna une nouvelle fois Louis. — De moi-même, centurion Troval », claqua une voix parvenant d’une des entrées du forum.

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 91 Samo Gheki, épaulé de deux membres de sécurité armés, pénétra dans la grande salle. Il s’arrêta à deux mètres de Louis Troval. « Mon père m’a beaucoup parlé de vous, décurion Troval. Je vous voyais plus grand », le toisa le jeune homme au regard fixe. Necko ne transpirait presque jamais. Mais cette fois, des perles d’eau salée lui couraient sur le front. Par le passé, la désactivation des pimplants se déroulait dans des conditions moins stressantes. Mais cette fois, la petite balise Poisseux avait changé la donne. Le petit ingénieur en avait récupéré quelques éléments pour en tirer des informations supplémentaires. En effet, plus récent que son matériel actuel, il pouvait y trouver de quoi communiquer avec le pimplant de Sunita plus efficacement. Avec une grande précaution, il régla l’ensemble pour favoriser son observation et son intervention dans les routines internes de l’extension cérébrale de la jeune Poisseux. Nella se rapprocha de lui en faisant glisser son tabouret tout en serrant la main de Sunita. « Alors ? s’enquit-elle. — Elle semble y être. Ces lignes le montrent », répondit Necko en indiquant les tracés qui n’auraient rien voulu dire sans l’interprétation de l’ingénieur. Nella se retourna vers la jeune femme dont la tête reposait sur l’appuie-tête du siège entouré des connecteurs de Necko. Sunita marchait contre le courant qui lui parvenait à mi-cuisses. Le flux de symboles ne lui donnait aucune autre sensation à part celle d’être retenue. Elle sentait derrière elle, une masse plus importante qui l’observait, la scrutait dans ses intentions. Elle l’avait vu surgir, dans une immense gerbe de symboles, le bâtiment. Il se dressait désormais devant elle. D’autres, semblables, l’entouraient, mais elle sentait que celui-ci différait. D’ailleurs, le flux de symboles

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 92 s’intensifiait à mesure qu’elle s’en approchait comme pour l’en repousser. Elle avala la distance qui la séparait avec la plus grande peine pour enfin y pénétrer. Elle retrouvait de nouveau la même disposition de salles et de couloirs, alternant à tour de rôle dès que l’on traversait une ouverture. Cette fois, un son cadencé, faible, mais présent, se faisait entendre. Cela attira son attention. En effet, le son était totalement absent les dernières fois. Elle glissa dans une salle, s’approcha des visages recouvrant le dôme, toujours guidée par son ouïe. Une ouverture apparut, le son s’amplifiait légèrement, elle glissa dans un nouveau couloir. Elle traversa d’autres salles et couloirs emplis de symboles et d’images diverses et variées, toujours guidée par la cadence du son incessant. Bientôt, des dégradés de couleurs firent leur apparition sur l’ensemble des surfaces. L’effet était saisissant. Elle se sentait happée, le niveau sonore du son augmenta d’un cran. Soudain, la terrible sensation d’être observée s’effaça, la lumière inondait son proche entourage. Plus aucune trace de symbole. Elle regarda sa main, une douce chaleur inondait sa paume. Elle plia la main, une fois, deux fois. Le signal sonore disparut. Elle crut entendre des voix. Elle était si bien, libérée. Santo déboula littéralement chez Necko, le souffle court. « Les Poisseux… Les Poisseux, ils arrivent. » Nella et Necko regardèrent le jeune homme. « Ils sont où exactement ? demanda Nella. — Je ne sais pas trop, au niveau du forum Flat m’a dit. — Bien. Necko, c’est bon de ton côté ? — Oui, ce coup-ci, son pimplant est HS, répondit l’ingénieur dont le visage irradiait la satisfaction du travail accompli. — Parfait. Santo, Sunita n’est pas en mesure de se déplacer seule. J’avais prévu le cas et emmené un siège roulant. Aidez-moi à la relever, vous deux. » Santo s’exécuta aussitôt. Nella sentit plus de fébrilité de

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 93 la part de Necko qui donna le meilleur de lui-même. « Merci Necko. Tu es sûr que son pimplant est bien désactivé pour de bon ? — Avec le traitement que je lui ai administré, oui. — Très bien. Santo, pars devant et va préparer Abi et Rama pour partir », ordonna Nella. La grande dame ajusta un masque sur son visage et un autre sur celui de Sunita, déverrouilla le frein et sortit du rond de l’ingénieur. Elle emprunta les petites ruelles sans presser le pas. L’annonce de l’arrivée des Poisseux s’était répandue dans l’ensemble de la bulle de vie. Pour éviter le « marquage », la plupart des habitants revêtaient un masque transparent brouillant leurs traits. Elle arriva bientôt au rond de soin où Abi, Rama et Santo l’attendaient. Elle remit le frein du siège roulant en place et récupéra rapidement quelques affaires qu’Abi avait préparées. Elle courut vers la salle de soin avant d’en ressortir, après quelques secondes, une besace sur le dos. Nella s’approcha de son fils et d’Abi. « Allons-y. Ne perdons pas plus de temps. Santo, mon garçon. Prends soin de toi. Reste près de Louis, entendu ? Dis-lui que nous serons là où il sait. Et surtout… — Oui, Maman, répondit Santo. — … Surtout, ne joue pas aux héros », lui dit-elle, la voix pleine d’émotion en lui passant la main dans les cheveux. Après avoir salué son amie, Santo s’éloigna sans se retourner. Abi plaça Rama dans les bras de Nella. La jeune femme empoigna le siège roulant et faillit basculer au-dessus. « Le frein, Abi. Le frein », entendit-elle. Une fois Rama bien calé contre elle, Nella soupira, sortit du rond de soin et prit la direction d’un des sas de sortie annexe de la bulle de vie. Elle avait l’impression de parcourir le temps à rebours. Les habitants de Vitanova n’étaient plus habitués à la

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 94 violence. Il y avait parfois des querelles ou de tristes disparitions telles que celle de Mirka. Mais l’intervention des Poisseux avait laissé un goût amer à cette population pacifique. Samo Gheki avait mené sans ménagement Louis Troval en direction du rond de soin de Nella. Remarquant son peu d’entrain, le décurion fit signe à deux de ses membres de lui faire presser le pas par quelques poussées bien placées qui firent tituber le centurion. Samo Gheki toisait les habitants le fixant à travers leurs masques brouillant le marquage. Il s’arrêta et s’adressa à la foule qui s’amassait sur leur passage. « Vous êtes ridicules avec vos artifices. Je m’en fiche de vous. Vous avez quitté la colonie depuis trop longtemps. Écartez-vous ! » Au terme d’une marche hasardeuse à travers une foule, de plus en plus compacte, montrant une hostilité croissante. Ils arrivèrent enfin au rond de soin de Nella. Deux autres membres de la décurie de sécurité furent envoyés d’un signe de la main de leur supérieur pour investiguer les lieux. « Mon cher Troval, vous devriez plus souvent écouter Kanti Prajit. Il semble être le seul à avoir la tête sur les épaules ici. » Le centurion ne répondit pas, feignant de ne pas avoir relevé l’allusion. Les deux membres de la sécurité ressortirent de chez Nella bredouilles. Le regard de Samo Gheki s’assombrit d’un seul coup. Il fixa le centurion. « Je partage une chose en commun avec mon père. Je n’aime pas être désappointé. » Le coup partit si vite et fort que Louis Troval ne put l’éviter et mit quelques instants à se relever. « Je ne voulais pas en arriver là ni avoir à prononcer ces mots. Où est-elle !? » Ne pouvant répondre, la mâchoire endolorie, il bougea la tête négativement. Soudain, alors que le décurion allait asséner un nouveau coup, un projectile frappa la tête du Poisseux. Sonné, Samo Gheki chercha du regard son

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 95 assaillant. Ce fut un membre de la sécurité qui le lui amena. Tout en se massant le haut du crâne, le décurion s’approcha du lanceur fermement maintenu. Il arracha le masque transparent d’un coup sec et le fixa. « Inconnu ! Comme vous tous ! » hurla Samo Gheki. Il voulut emprunter une arme à un autre membre de la sécurité. Devant l’hésitation de son subordonné, il l’agrippa et lui arracha presque des mains. « Vous savez ce qu’il en coûte de s’en prendre aux forces de sécurité de la colonie ? Nous sommes les garants de l’ordre sur Fomalhaut-Ae. Sans nous, vous n’êtes rien. Des bons à rien qui amassent NOS déchets tentant de vivoter. Vous êtes le chaos. » Samo Gheki s’approcha d’un pas supplémentaire vers le jeune homme tenu à genoux par une clé de bras efficace. « C’est quoi ton petit nom, mon grand inconnu ? », demanda le décurion avec un petit sourire en coin. Louis Troval, bataillant avec l’agent de sécurité pour observer la scène, se redressa et reconnut aussitôt l’assaillant du décurion. « Laissez-le ! Ce n’est qu’un gamin. » Sans se retourner, Samo Gheki réitéra sa question. « Chut, chut, chut. Alors, on a perdu sa langue apparemment. » Sans prévenir, la décharge d’énergie fila du canon à la cuisse du jeune homme qui hurla de douleur. « Non ! Santo ! cria Louis Troval, se lançant en direction du garçon se tordant de douleur. » Samo Gheki recula de deux pas, laissant passer Louis, et rendit l’arme à son subordonné d’un geste désinvolte. « Santo. Ravi de t’avoir rencontré. Merci de cette indication, Troval. » Puis tapant fort dans ses mains afin d’attirer l’attention du public médusé, tourné vers Santo et Louis, le décurion Poisseux ironisa. « Tout va bien, le rond de soin est tout prêt. Vous allez

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 96 faire en sorte de retrouver la fugitive. Nous allons revenir la récupérer, elle et son enfant. Et vous pourrez continuer à vaquer librement à vos pitoyables tâches. Sinon, je ne vous cache pas que nous avons besoin de main-d’œuvre dans les fermes aquatiques. Kanti Prajit sera notre interlocuteur privilégié. » Sans plus attendre et sans un mot supplémentaire, la décurie de sécurité Poisseux quitta les lieux en direction du forum. Derrière eux, deux hommes et une femme aidaient Louis Troval à transporter Santo évanoui dans le rond de soin de sa mère. Lorsque le petit sous-marin arriva à la hauteur du petit ensemble. Abi fut étonnée de voir s’allumer quelques lumières faibles, mais assez efficaces pour permettre de visualiser les lieux. Elle se pencha pour observer la petite structure entourée de tout un tas de déchets. « Je n’aurai pas pensé que ça fonctionnerait du premier coup, indiqua Nella. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Abi, les yeux pleins de questions. — Un petit avant-poste de la phase “Un” de l’ensemencement de Lonvine. Il était question d’y créer un camp embryonnaire Alpha. Mais cette solution n’a pas été retenue par les colons. C’est à peu près tout ce qu’il en reste, expliqua Nella. — Pourquoi on ne l’a jamais trouvé avec Santo ? s’étonna la jeune femme. — À croire qu’il y a des choses qui savent rester cachées. Aide-moi, prends un peu Rama. Je vais positionner notre petit engin au niveau du sas principal », conclut Nella en lui tendant l’enfant. Lentement, le petit sous-marin se glissa dans l’ouverture qu’offrait le ventre de la structure. De façon automatique, il s’arrima à la plateforme intérieure. « Nous allons devoir attendre un peu. Je dois m’assurer

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 97 que l’atmosphère ne soit pas viciée », indiqua Nella. Un pupitre apparut sur une des surfaces du véhicule. Abi observait les gestes et les actions de la mère de Santo. Nella agissait sans hésiter, elle connaissait bien ces lieux. La jeune femme observait au travers du pupitre le peu de ce qu’elle pouvait découvrir de cet endroit. Ce qui lui remémora son ami qui n’aurait pas attendu une seconde de plus pour glaner des trouvailles dans cette zone. Sunita commença à montrer de légers signes d’agitation. Nella le remarqua aussitôt du coin de l’œil. Elle abandonna le pupitre, laissant les routines de contrôle automatique faire leurs tâches. Elle se glissa jusqu’à la jeune Poisseux dans cet espace exigu. À partir d’un autre pupitre, elle vérifia ses constantes vitales. L’éveil était proche, mais il faudrait quelques bonnes dizaines de minutes avant que Sunita reprenne totalement ses esprits. Abi remarqua Nella fixant l’image reflétant l’extérieur. « Quelque chose ne va pas ? demanda la jeune femme. — Oh non. Rien. J’ai juste un mauvais pressentiment concernant Santo. J’aurais peut-être dû l’emmener avec nous. — Quelle idée ! Il serait en train de pester à vouloir absolument sortir pour fouiller toute la structure. » À ces mots, Nella sourit et acquiesça d’un petit mouvement de la tête. Les premiers mots de Sunita allèrent à son fils, Rama. Après l’avoir invitée à quelques minutes de repos supplémentaires, Nella prépara quelques affaires pour entrer dans la structure humaine. D’après les analyses et une procédure de régénération atmosphérique, il n’y avait aucun danger à sortir du petit sous-marin. Pendant ce temps, Rama avait montré son impatience et bu avec appétit le biberon qu’Abi lui présenta avec facilité. Au bout de quelques minutes, tout le monde rejoignit le quai en prenant garde à ne pas trébucher. Nella aida Sunita

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Markind Fomalhaut Eaux troubles 98 encore sous le coup des anesthésiants. « Suivez-moi. La salle de repos est au niveau supérieur, indiqua la grande femme. — Cette structure… ça date de la phase “Un”. Je me trompe ? demanda Sunita qui commençait à se reconnecter à la réalité. — Oui. — Ah oui. Mais comment connais-tu cet endroit, Nella ? rebondit Abi qui soutenait la tête de Rama dans le creux de son coude. — C’est une vieille histoire. Je vous en toucherai un mot plus tard. En attendant, allons nous installer. Louis nous rejoindra lorsque la situation se sera un peu calmée. » Malgré les nombreuses décennies qu’avait traversées l’avant-poste, la plupart des systèmes étaient fonctionnels. Ils montraient la réussite de la technicité humaine poussée dans ses retranchements. Pourtant, Nella savait que certains systèmes avaient été désactivés bien des années auparavant par ses soins et ceux de Louis Troval. La structure était muette et totalement oubliée du Markind Fomalhaut.

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Continuez l'aventure 99

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Présentation de la saga

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100 À PROPOS DE L’AUTEUR Des romans de science-fiction, j’en ai englouti un bon nombre durant une bonne partie de ma vie. Des premiers livres qui ont bercé mon adolescence aux cycles de livres demandant un bagage de vécu plus conséquent pour les savourer, ils ont su emplir mon imaginaire de mondes merveilleux. J’ai décidé de me lancer à mon tour. Ainsi naquit dans mon esprit la saga Markind. Vous trouverez sûrement des références, explicites ou non, à de grandes œuvres de la science-fiction, du Space Opera et du Planet Opera. Des références ? Bien sûr, comme tous les auteurs, résident en moi les histoires d’Isaac Asimov, de Frank Herbert, de Dan Simmons, d’Arthur C. Clarke et de bien d’autres. Mais ce sont surtout les petits gestes du quotidien, l’actualité, l’écologie, les découvertes scientifiques et technologiques qui ont, et continueront, d’alimenter mes romans. Avec ces romans et les nouvelles de l’univers de Markind, j’ai voulu offrir une science-fiction accessible au plus grand nombre. Par le site markind.fr , et sa partie blog, j’ai souhaité être au plus près de mon lectorat. Car oui, une saga, à mon avis, doit aujourd’hui, se nourrir en grande partie des attentes de ses lecteurs. Et moi ? Humain mâle vivant sur la planète Terre. Je suis né en 1978, je vis dans la belle ville de Dieppe en Seine-Maritime.

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