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Markind Epsilon Eridani Poussières - Premiers chapitres

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Markind Epsilon Eridani Poussières Philippe Ruaudel

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Copyright © 2020 par Philippe Ruaudel Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5 (2° et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Première impression : 2020 Philippe Ruaudel 1 rue de l’alouette, 76370 Neuville-lès-Dieppe, France www.markind.fr

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Aux solitaires silencieux, ces infatigables créateurs.

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DU MEME AUTEUR Romans Lignée Markind 55 Cancri Markind 55 Cancri : Vaisseau mère Markind 55 Cancri Ombres Lignée Epsilon Eridani Markind Epsilon Eridani Poussières Lignée Fomalhaut Markind Fomalhaut Eaux troubles Nouvelles Markind Moments : Entrepôt Markind Archives Mécatombes

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TABLE DES MATIÈRES Remerciements i Avant-propos iii Introduction 1 1 Hurlements 5 2 Refuge 22 3 Contact 40 4 Peur Bleue 58 5 Surface 70 6 Évacuation 93 7 Errances 123 8 Curiosité 144 9 Création 157 10 Archivés 169 11 Spaciemens 186 12 Mémorial 214 13 Nature 228

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i REMERCIEMENTS En écrivant ces quelques lignes, je me remémore l’ensemble de ceux qui m’ont soutenu dans cette belle aventure qu’est l’écriture. Je n’oublierai jamais mes premiers lecteurs dont les retours ont chassé les doutes et les peurs des premiers instants. Une tendre pensée à ma mère dont l’avis aiguisé prime toujours. Merci à mon épouse, sans qui le manuscrit serait encore en phase corrective. Merci à la ville de Dieppe qui m’a offert, sans retenue, un espace de liberté.

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iii AVANT-PROPOS Dans l’état des connaissances scientifiques de l’humanité du XXIème siècle, il existe entre deux cents et quatre cents milliards d’étoiles dans notre galaxie, la Voie lactée. On y dénombre un minimum de cent milliards de planètes gravitant autour de ces astres. Pour certains, ce sont autant de lieux à scruter, à étudier et à cartographier en y posant des sondes. Pour d’autres, ce sont autant de terres où poser le pied. Pour moi, humble auteur, ce sont autant de mondes où poser mes mots. L’univers devient un terrain de jeu idéal pour développer des intrigues, placer mes personnages dans des situations incroyables et créer des êtres fantastiques. Les aventures de la saga Markind s’étaleront dans le temps et l’espace, comme lui, sans limite. Là où l’œuvre de ma plume se stoppera, l’imaginaire d’un d’entre vous la prolongera. Ensemble, emplissons de nos rêves l’immensité interstellaire.

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1 INTRODUCTION Chaque endroit de la Terre, le berceau de l’humanité, a été conquis, scruté, modifié, répertorié. Puis l’Homme a logiquement lancé son dévolu sur les astres qui le narguaient depuis des millénaires dans les cieux. Pleine d’arrogance, l’humanité a dépensé sans compter en chair, en monnaie, en ressources nécessaires pour combler son appétit. En 2120, elle peut se targuer d’annoncer que l’on naîtra désormais autre part que sur la Terre ou sur son orbite. Mars devient un nouveau berceau. Elle devient également un nouveau champ de bataille où les nations mourantes sont supplantées par les firmes terriennes les plus puissantes, ayant même perdu leur caractère multinational. Planter un drapeau pour revendiquer une possession est totalement désuet. Ce qui prime est, sous couvert d’universalité, de disposer de la gestion d’une ressource ou de sa distribution. Les générations d’humains se succèdent parfois dans la souffrance et les difficultés d’avoir quitté le si doux cocon terrien. Cependant, l’humanité s’adapte socialement aux contraintes de la vie martienne. Au XXIVème siècle apparaît l’Homme de Mars. Né d’on ne sait où, le terme est attribué à un éditorialiste terrien qui l’utilise dans un beau papier, après un séjour en immersion dans les centres de vie

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Markind Epsilon Eridani Poussières 2 commune martiens. En soi, rien de bien différent, comparé aux Terriens. Rien, physiquement parlant au départ, puis cette fraction de l’humanité invente et utilise « l’humaniformation », une technique de bioingénierie avancée. Désormais, après avoir adapté la société et les esprits, on forge la chair pour vivre sur Mars. Les Terriens abhorrent cette technique. La pression terrienne s’accentue de plus en plus sur ces femmes et hommes descendants des premiers colons, rejetés. Pour les Terriens, il s’agit d’un nouvel Âge d’or. Les ressources, issues de l’exploitation de la ceinture d’astéroïdes principale, font de Mars un lieu de négoce incontournable. En parallèle, la terraformation de Mars engloutit les fortunes, les ressources pour faire oublier le terme de « planète rouge ». On la rêve bleue, verte, terrienne. Les Hommes de Mars, descendants des esprits les plus aiguisés et téméraires, ne partagent pas ces mêmes idéaux. Ils ont gardé le souvenir de l’impact de l’Homme sur son berceau, que beaucoup souhaitent fuir. Les tensions s’accroissent au fil des générations. Jusqu’au XXVIIIème siècle, les émeutes se succèdent. Elles sont réprimées durement par les Terriens. Les Hommes de Mars courbent l’échine. Ils rêvent. Ils s’imaginent affranchis. Affranchis des desiderata terriens. Ils comprennent que leur avenir n’est pas terrien, pas martien. Il est humain. Il leur faut un nouveau berceau. Mais pour renaître, il faut un nouvel ensemencement. Dans l’ombre des Terriens, cette fraction de l’humanité imagine, cogite, invente. Enfin, un événement fortuit, la découverte des bulles de Lemer, leur permet de créer un outil qui les amène à fendre le tissu interstellaire. Des années plus tard, le premier markind voit le jour. Il emmènera une première lignée d’humains vers un avenir incertain, mais offrant plus d’espérance. Ne faisant pas table rase du passé et pour ne pas répéter ses erreurs, la mémoire humaine

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Markind Epsilon Eridani Poussières 3 prendra part au voyage. Œuvre secrète d’une branche des Hommes de Mars, les archivistes, l’Encyclopedia Humanis représente le passé cultivé des humains. Une première lignée humaine comptant trois cents membres d’équipage et futurs colons s’élance dans l’obscurité de l’espace en quête de la lumière d’une nouvelle étoile, 55 Cancri-A du système 55 Cancri, pour germer. Pour leur plus grand bonheur, ils parviennent à destination et peuvent ensemencer leur nouveau monde : Harriot-a, un satellite naturel de la géante gazeuse 55 Cancri-f, appelée Harriot, dans la nomenclature terrienne. Au XXXIIème siècle, une nouvelle lignée Epsilon Eridani voit le jour avec le départ du deuxième markind, depuis Harriot-a, vers le système Epsilon Eridani. Après avoir ensemencé, avec succès, la planète Daucus, le Markind Epsilon Eridani, chargé de rêves et d’espoirs humains, se dirige vers le système Saruan, six cents ans plus tard.

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5 1. HURLEMENTS Mes enfants, vous ne serez jamais seuls. Il y aura toujours le souvenir. Eran, Maître de Saruan-c Le vent faisait battre la bâche à intervalles réguliers. Elle fermait une partie de l’ouverture naturelle donnant sur le canyon. Le claquement bruyant et répété tira Eran de son sommeil. Il se leva machinalement, une fois de plus, pour replacer la lourde pierre qui la maintenait en place. Au passage, il jeta un coup d’œil rapide à l’extérieur. Le vent soufflait toujours puissamment. Ce ne sera pas encore une journée à mettre mon nez dehors, pensa-t-il, résigné, en se recouchant sur son frêle matelas. Il se gratta nerveusement le visage. Sa barbe brune de plusieurs jours, qu’il portait à contrecœur, le démangeait. Malgré tout, elle lui donnait une impression de maîtrise sur le temps qui s’écoulait. Une fois rasée, elle rouvrirait sur un nouveau cycle. Tout en essayant de trouver une position plus confortable, Eran était à l’écoute des bruits environnants. Il finit par se rendormir. Cet endroit de Saruan-c, deuxième planète du système Saruan, était balayé régulièrement par des vents plus ou moins forts. Mais dans la configuration étroite du canyon, ils

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Markind Epsilon Eridani Poussières 6 se montraient accélérés, et, en conséquence, violents. Inlassablement, ils charriaient un sable fin qui pouvait altérer le matériel et gêner les hommes. Cela faisait plus d’une semaine qu’Eran vivait reclus sur le flanc de la paroi d’une partie de canyon étroit. Cet endroit faisait d’ailleurs plus penser à un boyau. Cependant, au-delà de trois kilomètres, il s’ouvrait sur une largeur beaucoup plus importante. Eran avait trouvé refuge dans une poche rocheuse naturelle. L’humanité avait privilégié ce type d’habitat depuis ses débuts sur sa planète d’origine, la Terre. Une fois de plus, ce schéma se répétait à une distance gigantesque. Le pupitre d’information mobile, appelé plus communément PIM, généra une légère lumière bleutée qui s’accentua pour éveiller son porteur, suivie d’une légère vibration. Mais Eran était déjà réveillé, il regardait le plafond irrégulier de sa chambre de fortune. Il passa la main par réflexe sur l’appareil, le regard perdu dans ses pensées. Il les laissait envahir son esprit sans filtre. C’était, depuis de longues années, bien avant qu’il embarque sur le Markind Epsilon Eridani, une de ses méthodes pour éveiller son esprit. Ainsi, les idées fusaient dans sa tête : s’alimenter en eau, vérifier les réserves, manger juste ce qu’il faut pour tenir la journée, vérifier son matériel, effectuer des petites tâches de maintenance, s’alimenter, vérifier l’état de son environnement et sa sécurité, observer le canyon à la recherche d’une accalmie météorologique, programmer une éventuelle sortie. D’un geste souple, il se releva sur sa couchette et passa ses mains dans ses cheveux longs d’un noir de jais. Il attrapa un ruban joliment décoré pour les attacher d’un geste rapide et précis. Un mouvement répété de nombreuses fois. Pourtant peu pratique pour le port d’un casque ou d’autres équipements, cette longueur de cheveux lui plaisait. Cela lui rappelait ses premières années sur Daucus, sa planète d’origine. En effet, sur cet astre colonisé par l’humanité depuis quelques générations, il était devenu de coutume de

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Markind Epsilon Eridani Poussières 7 laisser pousser les cheveux des enfants. Pour les plus jeunes d’entre eux, le moment de les coiffer était souvent synonyme de courses-poursuites avec les parents. Une des raisons rapportées sur cet usage était le souhait de gommer la différence entre filles et garçons dans leurs premières années. Tôt ou tard, leur corps s’occuperait de les différencier. Pourtant, certains jeunes adolescents daucusiens jouaient d’une apparence androgyne. Eran avait pris part à cette mode. Il en gardait encore l’aspect. Sans réelles formes, il était mince et grand. L’humaniformation, opérée sur le Markind Epsilon Eridani durant son voyage, avait renforcé ses traits. Cette technique de bioingénierie visait à modifier les Hommes pour s’adapter à la vie sur une nouvelle planète. Pour Saruan-c, les modifications avaient été légères et peu visibles. Elles touchaient en priorité la façon dont le corps assimilerait l’atmosphère dense de leur nouvel environnement. L’amélioration tenait aussi à un métabolisme plus efficace dans la gestion de l’énergie. La terraformation avait été bannie par l’humanité, trop coûteuse en ressources et trop destructrice pour la faune et la flore locale. Le jeune homme enfila sa combinaison légère. Elle réagit aussitôt à l’état de son porteur. Sa couleur afficha son statut. Le vert couvrit ses manches, indiquant sa spécialité : la biologie et plus précisément, la botanique par une feuille jaune stylisée sur sa poitrine et ses épaules. Les combinaisons, depuis leur développement sur Mars, étaient devenues comme des secondes peaux. Il en existait de plusieurs sortes, s’adaptant aux besoins de leur porteur. Chaque Markind ajoutait des fonctionnalités et améliorait ses capacités. Concentré de haute technologie, il s’agissait d’une belle réussite de coopération humaine qui alliait légèreté et sécurité et contribuait grandement à la réussite des colonisations planétaires successives. Au fond de son habitat précaire, un établi improvisé lui donnait un semblant de chez soi. On y retrouvait une partie

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Markind Epsilon Eridani Poussières 8 du matériel nécessaire à la survie des colons en expédition. Divers ustensiles pour se restaurer étaient posés à côté du nettoyeur. Il attrapa un gobelet qu’il remplit avec précaution à partir des deux larges bidons d’eau potable posés à sa droite. La première sera bientôt terminée. Je vais devoir utiliser plus fréquemment le recycleur d’eau, réfléchit rapidement Eran. Chaque colonisation de planète avait poussé les humains à être économes et rigoureux dans leur gestion de l’eau et des matériaux. Ces rudiments étaient enseignés à tous, et ce, dès le plus jeune âge. Chaque déchet produit était aussitôt réutilisé et passé au recycleur. Il en existait deux types : l’un pour les liquides et un autre pour les éléments solides. Eran ne disposait que du recycleur de liquide. Les recycleurs des éléments solides étaient volumineux et gourmands en énergie. Cependant, les dernières avancées technologiques acquises par les ingénieurs sur Daucus avaient permis de réduire leur taille. Désormais, les transporteurs, ces véhicules tout-terrain destinés aux colons, en étaient équipés. Une fois avalée son eau rafraîchissante, il passa son gobelet sous le nettoyeur. Cet appareil à pulsions soniques et émission d’ultraviolets évitait la prolifération d’agents pathogènes. Ensuite, il vérifia les quantités de vivres restants. Son rationnement était fructueux. Il pourrait encore tenir une bonne dizaine de jours. Devant cette bonne nouvelle, il se laissa tenter par son péché mignon. Une purée fraîche de canneberges des hauts plateaux daucusiens. Il programma le synthétiseur. Aussitôt, sur son PIM s’afficha le temps nécessaire à la confection de son plat. Différentes statistiques à l’écran montraient qu’il frôlait l’addiction. Mais il aimait tant ce goût sûr et amer. Il avait découvert cette baie lors de ses études en botanique sur Daucus. Depuis, il pouvait difficilement résister à cette friandise pour son palais. En attendant, il avala une galette énergétique, beaucoup

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Markind Epsilon Eridani Poussières 9 moins savoureuse à son goût, et retourna vers l’ouverture sur le canyon. La pierre tenant la bâche avait encore roulé. Il pesta en la remettant en place. Au passage, il jeta un coup d’œil prudent dehors. Le vent soufflait un peu plus fort qu’à l’accoutumée. Il sentit son moral baisser d’un cran. Le ciel était pourtant clément. Les rayons matinaux de l’étoile Saruan commençaient à pénétrer dans le canyon, révélant de superbes nuances orangées sur les parois rocheuses. Il remarqua quelques plantes sur la façade opposée se positionner pour profiter au maximum de cette source d’énergie. Elles se protégeaient des vents dominants dans les quelques niches et recoins à leur disposition. « Héliotropisme » ; ce mot fusa dans son esprit. Cette capacité étonnante qu’ont les plantes cherchant à capter la lumière de leur étoile avait une valeur universelle à ses yeux. Il aimait, lui aussi, cette sensation de douce chaleur que donnait sans retenue Saruan. Mais il faudrait patienter jusqu’à la fin de l’après-midi pour y goûter. Les vibrations de son pupitre d’information mobile le tirèrent de sa rêverie. Le synthétiseur avait terminé la préparation de son plat favori. À l’origine développés sur Mars, les synthétiseurs de nourriture avaient révolutionné la manière de s’alimenter d’une partie de l’humanité. Cette technologie avait mis un terme à l’asservissement animal à destination de l’alimentation humaine. En conséquence, elle libérait, en partie, l’Homme dans ses volontés de conquérir d’autres lieux dans l’univers. Il était en effet impensable d’emporter toute une ménagerie pour se nourrir. Cela avait une conséquence non négligeable. Les humains avaient subi des changements profonds de métabolisme et du réseau gastrique et entérique. Ils mangeaient bien moins que leurs ancêtres terriens mais cela leur profitait plus. Leur appétit avait changé d’horizon. Pourtant, Eran devait conserver des traces de ce passé bien lointain. Il salivait d’avance devant le bol rempli de la

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Markind Epsilon Eridani Poussières 10 friandise qu’avait libéré la machine. Il y plongea ses longs doigts et se régala tout en plissant de plaisir ses yeux en amande. Après avoir vérifié le matériel et compilé les données dans son PIM, Eran sentit de nouveau poindre une vague de mal-être. Il utilisa aussitôt les techniques acquises lors de ses séances de préparation dans le centre de l’ensemencement de Nassine, la capitale de Daucus. Cependant, bien qu’elles fussent efficaces à plusieurs reprises, il sentait qu’elles touchaient à leurs limites. À quoi bon, je suis seul, pensa Eran. Telle une pulsion émanant du plus profond de son être, il hurla. Puis surgit un rire nerveux. Puis, il hurla de nouveau. Il sentait des larmes rouler sur ses joues. La digue avait cédé. Il s’effondra. En pleurs, il atteignit difficilement sa couchette. Enfin, il se recroquevilla, parcouru de soubresauts. Cette crise eut raison de ses forces. Aussitôt, sa combinaison afficha des flèches jaunes afin d’indiquer un changement d’état de santé. Ces vêtements de haute technologie étaient souples et légers. Ils agissaient comme des régulateurs médicaux pour leurs porteurs. Capables de prouesses médicales, les combinaisons vérifiaient en permanence l’équilibre biochimique de leur hôte. Dans le cas d’Eran, elle remarqua le désordre qui provoquait les tremblements. En corrélation avec la position allongée d’Eran, les systèmes médicaux intégrés diffusèrent une légère dose de calmants. En conséquence, la sédation endormit le jeune homme épuisé. À son réveil, la journée était déjà bien avancée. Il se dépêcha de s’occuper à diverses tâches pour ne pas retomber dans le même état d’esprit. Il faut que je me change les idées, je vais revérifier l’ensemble des cellules d’énergies, s’ordonna-t-il. Il s’attela à la tâche avec un zèle que son décurion aurait apprécié. Il chassa aussitôt son image de son esprit. « Quatre et non six ! » dit-il soudain tout haut.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 11 Comment avait-il pu commettre une erreur si évidente ? La référence qu’il utilisait depuis son arrivée et son installation dans cette partie du canyon était fausse. Il avait surestimé ses capacités et rentré la mauvaise valeur lors de son installation dans son refuge. Il prit de nouveau son contacteur et l’appuya rapidement sur chaque conteneur énergétique. Cela ne faisait plus aucun doute. Elles contenaient chacune seulement quatre cellules. Ce constat changeait beaucoup de choses. Il fallait revoir sa consommation à la baisse. Ainsi, une sortie pour rejoindre le transporteur devenait probablement nécessaire plus tôt que prévu. Des conteneurs énergétiques devaient encore y être disponibles. D’un autre côté, ces derniers jours, le fait de rester dans son refuge à flanc de falaise lui pesait de plus en plus. Mais la situation météorologique n’était pas en sa faveur. Les puissants vents contrecarraient quotidiennement ses plans. Saruan-c avait tous les atouts nécessaires à l’implantation de l’humanité à sa surface. Cependant, son atmosphère montrait, çà et là, des perturbations perpétuelles et difficilement prévisibles. Il en résultait sur une grande partie de la planète des masses d’air s’entrechoquant avec violence et resserrant les isobares en quelques heures. Finalement, le vent faisait partie intégrante de la vie saruannaise. Les accalmies étaient grandement appréciées par les colons, qui en profitaient, notamment, pour réaliser les diverses opérations de maintenance. Un problème s’ajoutait pour Eran. Le canyon provoquait une accélération du vent et le chargeait en particules. Sous-équipé pour les affronter, Eran devait prendre son mal en patience. Pourtant, l’état de ses réserves d’énergie ne permettait pas d’attendre trop longtemps. La prochaine accalmie serait la bonne. En attendant une hypothétique sortie, Eran continua son inventaire minutieux. Ses appareils étaient dans un bon état général, ce qui le rassura sur le moment. En effet, ses efforts

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Markind Epsilon Eridani Poussières 12 n’étaient pas vains, il prenait un soin particulier à protéger son équipement de la poussière charriée par le vent qui s’infiltrait par l’ouverture principale de son refuge. Malgré toute son attention, elle parvenait à passer par la bâche qui couvrait l’unique issue. Il s’équipa de son rasoir de fortune pour s’atteler à la tâche importante du jour : se raser. Lentement, il fit glisser la lame du couteau. La sensation était désagréable au possible. Il parvenait péniblement en serrant les dents à couper sa courte barbe par petites touffes successives. Régulièrement, il frottait énergiquement sa mâchoire de plus en plus meurtrie. Il répéta l’opération à plusieurs reprises. Du temps, il en disposait. Personne ne viendrait le déranger. De son côté, la combinaison ne réagissait pas. La douleur n’était pas assez forte pour la faire entrer en action. Il termina sa séance de coupe. Puis ramassa et stocka les déchets pour les proposer à un recycleur de solides ultérieurement. Bien qu’encore sensible, il ne sentait plus la démangeaison que sa barbe avait provoquée à son réveil. Il pointa son PIM en direction de son visage pour observer le résultat. Il était sans appel : affreux. Le noir de sa pilosité n’aidait en rien. « On repassera pour l’esthétique. Au moins, je ne me suis pas coupé », dit-il tout haut en parlant à son image. Les rayons de Saruan s’estompaient peu à peu, replongeant le canyon dans un crépuscule nouveau. Les jeux de couleurs étaient féériques. Un bleu profond, où commençaient à scintiller quelques étoiles, se détachait sur la surface orangée du canyon. Pourtant, c’était le moment de la journée qu’il redoutait le plus. En effet, la faune locale s’activait toujours au crépuscule saruannais. Il se prépara rapidement une galette énergétique et se désaltéra. Il sentait une certaine frayeur monter en lui. Une crainte ancienne, profonde, ancrée depuis son plus jeune âge. À partir de son pupitre d’information mobile, il régla de nouveau les détecteurs. Ils l’avertiraient en cas d’approche d’un animal

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Markind Epsilon Eridani Poussières 13 quelconque. Les colons du camp embryonnaire Alpha, tête de pont entre le Markind Epsilon Eridani et Saruan-c, avaient déjà établi un beau recensement de la faune et de la flore de leur nouvel environnement. La nature s’était montrée généreuse sur cette planète. Les formes et les couleurs variaient entre les différentes espèces. La végétation était luxuriante avec des configurations inédites. Saruan-c offrait un magnifique terrain de jeu aux biologistes de tout rang. D’ailleurs, Eran, en tant que botaniste de sa décurie, était aux anges dans les premiers temps de la colonisation. La faune présentait aussi une grande variété. Cependant, certaines espèces se montraient particulièrement agressives. Dans ces conditions, les cubes d’armements avaient été déployés dès les premiers instants. La mort de plusieurs colons avait marqué profondément la toute jeune colonie dans sa chair. En conséquence, des parois infranchissables pour ces bêtes féroces avaient été dressées tout autour du camp. Il fallait en effet protéger ce lieu. Il marquait le premier pas de l’humanité sur Saruan-c. À proximité du camp embryonnaire Alpha, se dressaient les deux premières graines qui avaient délivré les humains sur Saruan-c. Elles seraient les ultimes refuges des colons en cas de grave crise. De fait, elles indiquaient que l’ensemencement était ainsi à sa deuxième phase. Ces imposantes structures ovoïdes contenaient les réserves nécessaires pour une installation pérenne des Hommes sur cette nouvelle planète. Malgré les premiers temps endeuillés, l’ensemencement s’était déroulé paisiblement. La première centurie, menée par le centurion Dévitry Pishard, premier humain à avoir posé le pied sur Saruan-c, à sa sortie de la première graine, avait rapidement installé les frêles habitats du camp embryonnaire avec une efficacité remarquable. Une fois le site aménagé et sécurisé, au bout de quelques mois, la deuxième graine s’était posée sans encombre. Eran en était

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Markind Epsilon Eridani Poussières 14 sorti tout émerveillé par son nouvel environnement. Comme chaque soir, Eran serrait son arme contre lui. Il n’avait jamais eu encore l’occasion de s’en servir en dehors des exercices simulés sur le markind ou de ceux effectués sur le camp embryonnaire Alpha. Assez légère et maniable, elle était équipée d’un système de visée automatique qui permettait à n’importe quel colon, entraîné ou non, de se défendre aisément. Elle projetait un flux de rayonnements bref, mais puissant. La faune agressive locale en avait fait les frais à plusieurs reprises. Eran redoutait l’attaque d’une forme de scolopendre géante. L’animal présentait en effet des similitudes avec cette espèce terrienne, mais dans une forme beaucoup plus imposante, moins longue et plus primitive. En revanche, elle ne se montrait pas exclusivement nocturne et appréciait les lieux humides. L’animal pouvait surgir d’eaux peu profondes pour surprendre des proies. Deux malheureux colons en avaient fait la démonstration. Une fois de plus, les biologistes et exobiologistes purent prouver que la nature a tendance à répéter des schémas de développements similaires. Et ce, bien que des années-lumière séparent les différentes poches de vie dans l’immensité de la Voie lactée. Déjà sur Daucus, la planète d’origine des colons, les spécialistes avaient rencontré des espèces qui s’approchaient fortement d’anciennes espèces terriennes, mais dans une tout autre échelle. A contrario, Saruan-c frôlait la réplique du silurien terrien, un rêve de paléontologue. L’extinction de masse qui avait touché les espèces primitives terriennes n’avait pas eu lieu ici. Il n’était pas rare pour les colons de croiser, dans les eaux saruannaises, des proches parents des trilobites. Ainsi, sur cette planète, l’évolution silurienne avait pu faire son office sans interruption brutale. L’endroit qu’avait choisi Eran n’était pas anodin. La cavité naturelle où il s’était réfugié se trouvait en hauteur.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 15 Les scolopendres saruannaises ne pouvaient l’atteindre. En effet, elles n’avaient pas réussi à franchir les barrières de protection du camp embryonnaire Alpha qui ne dépassaient pas les trois mètres de hauteur. Il se trouvait au moins à cinq mètres du sol. D’ailleurs, ce point n’avait pas facilité son installation. En addition à ces phases d’escalade, son pseudo-confort avait été possible après quelques allers-retours rapides vers le campement temporaire de sa décurie, monté lors de leur arrivée à l’entrée du canyon. Cette sécurité était toute relative. Eran restait vigilant et ne trouvait pas de tranquillité dans le sommeil. Aux aguets, il dormait par fractions. D’où sa fatigue qui s’accumulait au fil des jours. Il le savait. Les risques d’accidents ou d’erreurs augmentaient exponentiellement dans ces situations. Sa grotesque erreur, mais heureusement sans grande gravité pour sa survie, concernant les cellules d’énergie des conteneurs, le démontrait. Il vérifia une nouvelle fois ses capteurs et son arme. Il cala une énième fois la grosse pierre qui bloquait la partie inférieure de la bâche scellant son habitat. Puis il s’allongea sur sa couchette. La nuit saruannaise recouvrait désormais le canyon. On pouvait déceler, ici ou là, des bruissements, lorsque les bourrasques de vent se calmaient. On croyait détecter de petits mouvements. Comme souvent, l’environnement nocturne leur donnait, même aux plus anodins, un contour sinistre. Ils provoquaient chez le botaniste une crainte et une angoisse. Toutefois, la fatigue eut raison de lui une nouvelle fois. Eran observait, retranché et totalement silencieux, le passage d’un animal inconnu. La peur l’habitait. Ses détecteurs avaient fonctionné comme prévu. Depuis son réveil en sursaut, il restait figé derrière la bâche. La masse sombre se dirigeait vers son refuge. Elle évoluait doucement et ne semblait pas avoir senti la présence du jeune humain. La nuit saruannaise, sans lune, ne donnait pas une luminosité

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Markind Epsilon Eridani Poussières 16 suffisante. Pour compenser, les colons utilisaient des diffuseurs d’ondes hors spectre lumineux. Couplés aux détecteurs, ils répondaient à la maxime daucusienne « Voir et entrevoir ». En outre, elles offraient deux avantages : elles laissaient indétectable la présence humaine à la faune sensible à la lumière visible, et évitaient d’interférer sur leur environnement. Pour les colons, ce n’était pas un problème. L’humaniformation avait renforcé la sensibilité des yeux aux ondes utilisées. Eran pouvait donc aisément distinguer l’animal. Cependant, il se trouvait encore à une distance respectable. Le jeune homme serra la crosse de son arme de sa main droite. Allongé, il sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il fixait l’animal inconnu qui, inexorablement, se rapprochait. Soudain, dans un mouvement rapide, la masse noire fila en bas de son refuge. Un frisson lui parcourut l’échine. Un bruit de carapace brisée et un léger couinement le fit sursauter. Aussi rapidement qu’il était apparu, l’animal repartit. Quelques mètres plus loin, il posa au sol sa proie, morte. Il tourna la gueule dans la direction d’Eran. Le jeune humain ne put soutenir le regard de l’animal très longtemps. Le mélange entre un lézard et un arthropode se présentait à lui. Une longue et grande bouche à faire pâlir les plus féroces animaux terriens. Sur Daucus, il existait bien des prédateurs, mais ils avaient pour eux d’être gracieux et de très petite taille. Au contraire, sur Saruan-c, en cet instant, il s’agissait d’une vision cauchemardesque. Il m’a senti, il m’a senti, se répétait intérieurement le botaniste. Mais la bête mit fin à l’entrevue. Elle repartit rapidement après avoir récupéré son repas dans sa large gueule. Quelques instants plus tard, déjà, au loin, il pouvait observer la même scène de prédation. Eran resta là sans bouger encore un moment. Il n’avait plus de notion du temps. Il réagissait comme à l’aube de l’humanité quand de grands prédateurs s’approchaient un peu trop près des habitations, prostré, et l’arme à la main. Il se répéta à quelques reprises : il m’a senti, il va revenir, je

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Markind Epsilon Eridani Poussières 17 ne peux plus rester ici. Cette nuit-là fut la plus longue qu’il connut. L’apparition de la faible lueur matinale sonna enfin la libération dans son esprit. Il faut que je me repose, je dois sortir trouver un autre abri. Il se releva difficilement, ankylosé et épuisé par la lutte contre le sommeil. Il s’allongea et se laissa emporter, vaincu. À son réveil, la peur s’était tarie. Il se laissa de nouveau tenter par la purée de canneberges, son péché mignon. Ce fut pour lui un moment salvateur qui le ramenait, à des années-lumière de sa caverne, sur les hauts plateaux daucusiens. Il ferma les yeux et les odeurs de la végétation de Daucus lui revinrent, puissantes. Quelle folie. Quelle folie j’ai faite de quitter ce paradis. Il sentait les larmes couler sur ses joues. Il ressentit de nouveau une crise de nerfs poindre. Il reprit ses esprits en mobilisant ses longues séances d’entraînement psychologique. Appliqué par le jeune homme avec la plus grande concentration possible, le souffle lent lui permettait de retrouver progressivement le contrôle sur son esprit et ses membres. Il pianota rapidement sur son PIM, après avoir reposé, devant lui, le bol métallique, ayant contenu son doux nectar. Je dois en savoir plus sur cet animal. Il est peut-être inoffensif, pensa-t-il. Il parcourut les différentes entrées concernant les récentes découvertes des colons sur Saruan-c. Il balaya les différents domaines scientifiques pour ne garder que celles concernant la zoologie et surtout l’éthologie. Les biologistes de la colonie avaient déjà effectué un grand nombre de relevés. En presque une année standard, les scientifiques avaient parcouru de nombreuses zones de la planète. Cependant, cela ne représentait qu’une infime portion de ce qu’il restait à découvrir. Il fallait affiner les résultats, comparer, classifier et archiver. De nombreux spécimens étaient envoyés sur le camp embryonnaire pour une primoanalyse. Les biologistes sur place ne chômaient

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Markind Epsilon Eridani Poussières 18 pas. Passé les premiers moments pleins de bonne volonté et d’énergie débordante, les timides et légères plaintes se transformèrent bientôt en ras-le-bol général, malgré un protocole clair en ce qui concernait le transport de fret vers le vaisseau mère. Devant la tournure que prenait la contestation, Octavie Lifra, la responsable de l’ensemencement, décida d’assouplir les directives. Ce qui ne fut pas du goût des deux centurions et en particulier de Hugo Leblanc, qui menait la seconde vague de colons sur la surface de la planète. Désormais, le Markind Epsilon Eridani arrivait en support avec ses laboratoires avancés et les membres d’équipage spécialisés dans ce domaine. À bord, ces derniers furent ravis de toucher enfin du bout des doigts la vie saruannaise. En parallèle, les archivistes compilaient, avec avidité, toutes ces nombreuses informations dans l’Encyclopedia Humanis Epsilon Eridani. Cette banque de données trônait au cœur de chaque markind. Elle était la mémoire partagée des ancêtres et contenait le savoir humain de cette lignée de markinds. Chaque colon ou membre d’équipage s’y référait et l’alimentait en permanence. Le rôle des archivistes était de la maintenir exempte d’incohérences et constamment répliquée. La phase « Deux » de l’ensemencement de la planète comportait la constitution d’une copie de l’Humania, comme les humains la nommaient plus couramment, sur le camp embryonnaire Alpha. Une tâche titanesque en soi. En indiquant les différents éléments perçus de l’animal, Eran commençait à voir apparaître quelques spécimens. Une nouvelle fois, un frisson lui parcourut l’échine lorsque l’animal à la gueule terrifiante fit son apparition sur l’affichage de son pupitre d’information mobile. Les renseignements étaient parcellaires, mais il pouvait en déduire quelques grandes lignes. Sa spécialité était la flore et non la faune. Cependant, sa formation incluait une bonne base de zoologie pour comprendre les interactions et les

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Markind Epsilon Eridani Poussières 19 symbioses entre les différentes espèces vivantes. Ce qu’il lut le rassura un peu. Bien que d’apparence terrible, cet animal semblait apprécier les crabes terrestres qui pullulaient dans la région. Aucune attaque ou agression n’avait été remontée. Il termina sa lecture. En bas était noté le nom du colon ayant consigné ces informations : Lio Chen. Il sentit son cœur se serrer. Merci Lio. Tu me manques tellement, pensa-t-il, profondément ému. Eran avait passé les quatre dernières années standards à bord du Markind Epsilon Eridani en compagnie de trois centuries d’humains. Il faisait partie de la seconde vague de colons qui débarquerait sur Saruan-c. Bien que solitaire, il s’était lié d’amitié avec plusieurs passagers, dont Lio Chen. Rapidement ce lien entre eux se renforça. Cette jeune femme, spécialiste en zoologie et biologiste, avait un caractère affirmé et bousculait volontiers le calme Eran. Ils partageaient de nombreux moments ensemble en utilisant les distractions qui ne manquaient pas sur le Markind Epsilon Eridani. Lors de leur arrivée en orbite autour de Saruan-c, Lio avait été totalement subjuguée par les premières données qui remontaient des sondes d’observations. La vie y était florissante et d’une vigueur insolente. On y retrouvait une composition évoluée du Silurien, une période géologique reculée de la Terre. La planète d’un bleu et d’un vert éclatants semblait ne pas avoir connu d’extinction de masse. Ainsi, des hypothèses du développement des espèces se confirmaient. La nature avait répété le modèle qu’elle avait initié dans le système solaire, mais cette fois sans interruption. Devant ces promesses de découvertes à venir, Lio ne tenait plus en place. Lors de son embarquement dans la première graine, Eran avait sensiblement accusé le coup. Ils ne se reverraient que dans plusieurs mois. Pourtant, elle affichait un large sourire devant la profusion de vie saruannaise à étudier.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 20 Le botaniste s’autorisa une nouvelle phase de repos. À l’extérieur de son refuge, la vie suivait son cours. Des animaux de toutes sortes sortaient de leur cachette. Certains ressemblaient à s’y méprendre à des arthropodes terriens. Des insectes volants de toutes tailles reprenaient possession des cieux, profitant des plantes aux alentours. Ces dernières se paraient de tous leurs atouts pour se montrer le plus désirable possible. Cette situation au sein du canyon était inédite depuis l’installation d’Eran dans sa caverne. Et pour cause : le vent s’était tu. Eran ne réagit pas tout de suite. Allongé, il regardait les irrégularités du plafond, il pouvait parfois y rester plongé plusieurs minutes, croyant y percevoir des visages, des animaux créés par son imagination. Il baissa les yeux et regarda la bâche enfin immobile. Puis la pierre ayant roulé plus loin. « Une accalmie, c’est une accalmie ! » cria-t-il d’un ton plein de surprise. Il se leva d’un bond et prépara à la hâte le matériel dont il aurait besoin lors de sa sortie. Il bourra de quelques galettes énergétiques supplémentaires le sac qu’il fixa à son dos. Il avait, au préalable, préparé ce havresac standard qu’il avait déjà utilisé pour rapatrier du matériel lors de ses premiers jours dans le canyon. Le jeune botaniste avait ensuite effectué une sortie pour collecter quelques plantes et matériaux, en extraire les principes actifs afin d’alimenter son synthétiseur. Cette fois-ci, la chance lui souriait, la matinée était à peine entamée. Il éteignit les différents appareils et positionna les conteneurs énergétiques en position de sécurité. Il y récupéra les deux cellules vides qu’il devrait recharger au transporteur. Cependant, trouver le véhicule, c’était là son problème le plus important. Il était introuvable et indétectable aux alentours. Cette fois-ci sera la bonne. Il faut que j’arrive à contacter quelqu’un,

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Markind Epsilon Eridani Poussières 21 s’encouragea Eran. En effet, ses moyens de communication étaient limités par les perturbations combinées du vent chargé de poussières et la configuration du canyon. Il sortit prudemment de son logement temporaire en prêtant attention à refermer correctement l’accès. La descente rapide ne demandait pas une grande dextérité, mais juste une attention particulière. Il sauta d’un geste souple et se retrouva sur le sol du canyon. Étroit, il permettait le passage de deux hommes côte à côte. Il balaya du regard les environs en s’équipant de son arme. Allez courage, les prédateurs sortent majoritairement la nuit, tout en se rassurant. Il progressait prudemment. Il sentait l’appréhension monter au fur et à mesure de son avancée. Il ne voulait pas y passer de nouveau. Mais c’était un passage obligé pour tenter de retrouver le transporteur. Je ne regarderai pas. Je ne regarderai pas, se répéta-t-il. La fin du canyon approchait, il déboucherait bientôt sur la clairière, là où reposait sa décurie.

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22 2. REFUGE Restez toujours vigilants, mes enfants. L’inattendu surgit toujours à l’improviste. Eran, Maître de Saruan-c Eran essaya bien, au début, de ne pas regarder. Au fond de lui, il s’en voulait. Il n’avait rien pu faire pour eux. Dès que l’occasion se présenta, il fuit devant la scène macabre. Ses compagnons gisaient là, au sol. Depuis son dernier passage, les corps semblaient avoir bougé. Passé les premiers instants alliant effroi et dégoût, il se décida. Cette fois-ci, je peux au moins tenter de protéger leurs corps. Le temps que je revienne avec du renfort. Je leur dois bien ça. Sentant une légère motivation, il alla chercher quelques outils à proximité. Il n’aurait absolument pas le temps d’enterrer les corps comme certaines anciennes coutumes terriennes l’exigeaient. Sans compter que sa condition physique laissait à désirer. Il opta pour une autre solution. Il allait rassembler ses défunts équipiers et les recouvrir à l’aide de toiles solides. Ces matériaux étaient robustes et légers. Avant cette catastrophe, ensemble, ils les avaient amenées pour établir un campement temporaire à l’entrée du canyon.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 23 Le temps restait clément, le vent soufflait par petites bourrasques qui engendraient, par intermittence, des sons graves provenant du canyon. L’étoile Saruan, au zénith, inondait la clairière de sa forte lumière très légèrement orangée. L’odeur frappa tout de suite le jeune Eran. Elle ne laissait aucun doute sur son origine. Aussitôt, il s’équipa du masque de protection accroché à sa combinaison. Chaque colon en disposait pour se protéger du vent chargé de poussières. Il s’approcha du premier cadavre. Ses mains tremblaient. Mais, devant de telles situations, le corps humain trouve parfois des ressources insoupçonnées. Il tira la jambe du premier colon. Il focalisa son regard sur les flèches noires de la combinaison qui ne laissait aucune place au doute. Il était mort. Tous étaient morts. D’une seule main, la tâche était ardue. Après avoir déposé son arme pour être plus à l’aise, il s’y reprit cette fois-ci à deux mains. Le poids était plus élevé qu’il ne le pensait. Il se pouvait aussi que cette sensation soit liée à la fatigue physique de sa retraite. Malgré cela, il continua son office, poursuivant ses efforts, et déposa le premier à proximité de Nell, l’ingénieur de sa défunte décurie. Puis, il se dirigea vers deux autres victimes. Elles donnaient l’impression d’avoir cherché à se rejoindre avant de périr. Leurs bras se touchaient. Eran les connaissait bien. Compagnons jusque dans la mort, vous deux, remarqua-t-il tristement. Il exécuta le même rituel. Puis vint le tour de son décurion. La tâche n’en était que plus ardue pour le jeune homme : il en était proche. Une décurie s’apparentait à une petite famille sur les markinds. Il n’y avait pourtant pas de contrainte formelle, on pouvait choisir de changer de décurie librement. Cependant, à part deux membres, tous étaient ensemble depuis le départ de Daucus. Martin Feelnorn, ce décurion avait de l’allure et avait toujours pris sous son aile le jeune Eran. Il resta un moment figé devant le corps de celui qu’il estimait tant. Mais avant de retomber sous une écrasante crise de pleurs, qui

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Markind Epsilon Eridani Poussières 24 viendrait à coup sûr tôt ou tard, il emmena son corps aux côtés de ses compagnons. Tout en reculant, il remarqua que son décurion tenait quelque chose. Il stoppa son effort et se baissa. Le module distant du transporteur ! Oh ! Merci Martin, remercia Eran tout en enlevant difficilement l’appareil des doigts rigidifiés par la mort. Rapidement, il accrocha l’objet à sa combinaison au niveau de sa ceinture. Il termina le transport du corps. Cette épreuve puisait intensément dans ses ressources physiques et psychiques. Il fit une courte pause pour boire un peu d’eau et avaler une galette énergisante. Il repartit en direction des corps restants. Bientôt, la décurie fut rassemblée. Il acheva de fixer la toile à l’aide de piquets et de pierres glanées aux alentours. Il n’avait pas vu le temps passer. Le jeune homme était dans une bulle temporelle, comme assommé. Il ne savait pas quoi faire de plus. Des prières, il n’en connaissait aucune. Les religions avaient été balayées par l’évidence scientifique, le sacro-saint savoir. Mais là, il était démuni. Avoir la foi l’aurait peut-être aidé, guidé dans un dernier adieu à ses compagnons. Des religions nouvelles teintées de transhumanisme, d’Homme-machine étaient nées dans différents groupes de colons de la lignée Epsilon Eridani. D’autres lignées, comme celle du Markind 55 Cancri, mettaient aussi les archivistes sur un piédestal. Elle connut même, un instant, l’avènement du Dieu Mécanique d’Ition-g. Mais la lignée Epsilon Eridani n’arriva pas à ce point de folie mystique. Elle restait sage. Les anciens portaient le savoir et les archivistes le faisaient fructifier. Pourtant, Eran était dépourvu. Puis il regarda le tas recouvert de bâches et de toiles que formaient ses compagnons. Cela rappelait un lointain rituel terrien, les tumuli d’un autre âge. Il s’essaya à dire merci à ses compagnons. Tout d’abord, il remercia, dans un court monologue, à haute voix, son cher décurion. « Martin Feelnorn, merci. Merci à toi de m’avoir

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Markind Epsilon Eridani Poussières 25 encouragé et fait de moi un Homme plus confiant en son destin. Je n’ai pas encore basculé dans la folie. Et même mort, tu me tiens la main. » Il sentait sa gorge se nouer. Il se prépara à dire encore quelques mots. Mais un bruit sur sa gauche, à l’entrée du canyon le fit sursauter et sortir de son oraison improvisée. La gueule terrifiante emplissait son esprit. Il restait tétanisé devant la bête. Il m’a senti. Il m’a senti. Ces mots surgissaient dans son esprit comme des lames coupantes. L’animal ne bougeait pas, il fixait Eran et le tas d’humains. L’animal n’était plus la masse sombre de la veille. Il flamboyait de couleurs teintées de taches jaunes sur fond noir. La large tête aplatie de l’animal laissait apparaître une mâchoire puissante, cachant vraisemblablement une denture de carnivore sous un bec recouvert de peau. Ses deux yeux d’un noir profond brillaient d’humidité. Ils étaient placés vers l’avant, confirmant une fois de plus la constance de la nature, la marque du prédateur. Le silence emplissait la clairière comme si la faune alentour attendait le dénouement d’un acte tragique. Eran restait immobile. Il pensa à son arme. Il la chercha et remarqua qu’elle trônait, inoffensive, à cinq bons mètres de lui. Cette erreur pouvait lui coûter la vie. Je ne veux pas finir comme ça, charognard, pensa-t-il. Le jeune botaniste sentit une force soudaine l’inonder. Il devait protéger sa décurie. Son esprit s’agitait à toute vitesse. Passé le premier effroi, Eran se mit en position, lentement, pour tenter de récupérer l’arme. Il fixait toujours l’animal. Ses légers mouvements n’avaient pas déclenché de réaction chez la bête. Il essaya d’avancer en crabe vers son salut. Aussitôt l’animal réagit. Il fit gonfler son dos découvrant une forme de carapace à l’instar des scorpions. Derrière, le prédateur agita lentement sa large et courte queue, montrant des signes d’impatience. Il va attaquer, se dit intérieurement Eran. Soudain, en une fraction de seconde, la bête développa sa force vers le jeune humain. Eran hurla en agitant les bras. Il ne savait pas d’où

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Markind Epsilon Eridani Poussières 26 provenait ce réflexe. Peut-être d’un temps où les hommes côtoyaient les bêtes. Étonnamment le résultat était là, l’animal stoppa sa course, surpris par les gestes erratiques de sa proie. Eran profita de cet instant pour courir vers l’arme. Mais l’animal bondit en sa direction. Le botaniste roula à terre en tentant d’éviter le prédateur. La bête fit aussitôt demi-tour, excitée par son échec. La main d’Eran attrapa par réflexe une barre métallique à ses côtés. Le prédateur attaqua de nouveau. Eran, à genoux, leva la barre bloquée dans le sol et maintenue par son pied, telle une pique contenant une charge de cavalerie, en focalisant l’ensemble de ses forces dans ce mouvement ultime. Le geste était le même que celui du chasseur-cueilleur du paléolithique, que celui du phalangiste grec ou du soldat levant sa baïonnette au canon face à l’ennemi. Le but demeurait invariable, la survie, l’issue toujours aussi fatale pour l’adversaire. Le choc fut violent. Il sentit les griffes pénétrer sa combinaison, sa chair. Cette fois-ci, le hurlement du colon était de douleur. Le piquet s’était enfoncé dans la mâchoire de la bête et sa cuirasse de chitines. Il donna le coup de grâce. « Va mourir là-dessus ! » cria-t-il. Eran attrapa une pierre à proximité et, habité d’une violence inextinguible, il frappa, sans relâche, d’un geste simiesque, le prédateur en hurlant des cris inintelligibles mais semblant décupler sa force. Le chant de la faune remplissait de nouveau la clairière. Le spectacle tragique était terminé. La douleur avait été intense, mais sa combinaison s’en était chargée. Eran reposait au sol allongé, épuisé. Il recouvrait peu à peu ses forces. Machinalement, il consulta le diagnostic de ses blessures sur son PIM. Une des griffes avait entamé un tendon et sectionné plusieurs nerfs de son bras gauche. La combinaison avait joué son rôle, mais atteint ses limites. Devant une telle blessure, un caisson médical serait

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Markind Epsilon Eridani Poussières 27 nécessaire, sans aucun doute. Le PIM le confirma en fin de diagnostic. En outre, il ne pourrait plus se servir de son bras pendant quelques jours. Il posa sa tête au sol et regarda le ciel de Saruan-c, commençant à offrir une teinte orangée moins soutenue. L’étoile avait déjà débuté sa descente vers l’horizon. Le combat et l’adrénaline, qui s’étaient déversés dans son corps, avaient eu pour effet de décupler ses sens. Il fut étonné de ressentir un goût subtil de terre sableuse en bouche alliée à une odeur de verdure. Il goûtait à la saveur primitive de Saruan-c. Comme l’avait souhaité la nature, son cerveau reptilien le ramena sur Daucus. À une distance incalculable de son lieu de naissance, il goûta de nouveau aux douceurs de son enfance. Une brise légère le ramena au présent. Je le savais, il m’avait senti, pensa-t-il. Tout en se relevant, il regarda ce qui restait de sa décurie. « Il voulait se régaler de nous. Mais c’est moi qui l’ai eu ! » dit-il en direction de ses compagnons, en se tapant la poitrine de son bras droit valide. Du sang avait été versé, l’un d’un rouge intense et un autre bleu. Ils se mêlaient l’un à l’autre. Eran essuyait sa combinaison maculée des deux fluides vitaux. Il fixa un moment l’étoffe qu’il utilisait, la teinte violacée resterait ancrée dans sa mémoire. Il n’avait jamais tué. Un sentiment de culpabilité le troubla. Cet animal avait ses raisons. Il venait peut-être de mettre en péril sa progéniture. Il balaya rapidement cette pensée. Le moment n’était pas propice à la remise en question de son acte. Il regarda autour de lui. D’autres bêtes seraient forcément attirées par ces cadavres. Il ramassa rapidement ses affaires, s’assura du bon fonctionnement de son arme qu’il fixa à sa combinaison. Regardant une dernière fois ses défunts compagnons, il partit dans la direction que lui indiquait le module distant du transporteur. Il essaya d’engager le système de pilotage automatique du véhicule sans succès. Il devrait le rejoindre par ses propres moyens.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 28 Eran avait bien marché. La fatigue se faisait sentir de plus en plus. Il fit une rapide pause pour s’alimenter et boire un peu. La végétation qui l’entourait était sublime. Il y reconnut quelques spécimens qu’il avait déjà repérés auparavant. Il était frappé encore une fois par la prédominance de plantes s’apparentant aux fougères. La taille de leurs limbes foliaires variait. Certains pouvaient mesurer près de deux mètres. Eran aurait bien mis ses compétences de botaniste à l’épreuve. Mais le temps pressait, les heures s’écoulaient rapidement sur Saruan-c. Il ne souhaitait pas retomber dans la situation précédente, se retrouver face à un prédateur et cette fois de nuit. Il observa son PIM qu’il avait couplé au module distant. Une centaine de mètres le séparaient du véhicule. Le terrain accidenté et la végétation ne permettaient pas encore de l’apercevoir. Ce n’était plus qu’une question de minutes. Il grimpa prudemment en évitant soigneusement les parties où la flore s’était le plus développée. Pourquoi les diagnostics du véhicule étaient indisponibles ? Les transporteurs étaient agiles, pourquoi n’était-il pas allé plus loin ? Ces questions taraudaient le jeune biologiste depuis un moment. Il dépassa la dépression rocheuse, et enfin, il put voir le véhicule. La réponse lui sauta aux yeux aussitôt. « Oh non ! » cria-t-il de stupeur. Le transporteur gisait sur le côté. À première vue, un simple glissement de terrain avait eu raison de lui. Le désespoir le gagna de nouveau. Il doit y avoir des dégâts sur les moteurs et sur l’alimentation, réfléchit-il, effectuant un premier diagnostic de loin. Ses compétences en ingénierie mécanique et en électronique devraient bientôt s’exprimer. En effet, chaque colon, bien que spécialisé dans un domaine précis, recevait une formation sur chaque matériel qu’il pouvait utiliser. Ainsi, lors des phases de recrutement pour prendre place à bord d’un markind, on privilégiait plus

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Markind Epsilon Eridani Poussières 29 la polyvalence que la spécialisation dans un domaine unique. Pour Eran, en dehors de la botanique et la zoologie, l’électronique ne lui déplaisait pas. D’ailleurs, il secondait souvent l’ingénieur de sa décurie. Eran s’approcha du transporteur en se dirigeant vers la soute. Il espérait la trouver ouverte. Mais ce n’était pas le cas. Il aurait bien pu ouvrir la soute mais manipuler seul la lourde porte n’était pas envisageable et encore moins en étant blessé. Comme il le craignait, le véhicule ne disposait plus d’une alimentation en énergie suffisante pour gérer ses ouvertures. Positionnant son équipement sur son corps pour plus d’aisance, il s’essaya à escalader l’engin. Avec plus ou moins de réussite, son bras gauche inutile compliquait la tâche. Après plusieurs tentatives, il réussit enfin à atteindre le sommet. Précautionneusement, il se dirigea vers la porte de la cabine à l’avant du véhicule. L’accès n’était heureusement pas verrouillé. Effectivement, l’accident avait déverrouillé les accès pour libérer de potentiels occupants. Le botaniste aurait, de toute manière, réussi à y pénétrer à l’aide de son PIM. Il se laissa glisser prudemment à l’intérieur. Le basculement du véhicule avait mis les affaires des colons dans le désordre et, pour le plus grand nombre, amassées sur la portière droite faisant désormais office de plancher. Passé ce premier constat, à califourchon sur les éléments de la cabine. Il referma la porte du transporteur. Cette dernière, par son poids et la position du transporteur, se referma brutalement, manquant de peu d’assommer le jeune homme. En conséquence, Eran, déstabilisé, se retrouva au milieu des effets de sa décurie. Épuisé, meurtri par sa joute avec la bête, il posa sa tête, observant le plafond transparent de son refuge. Au moins, je n’aurai pas à replacer cette fichue pierre, pensa-t-il en sentant la fatigue l’inonder. ***

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Markind Epsilon Eridani Poussières 30 Quelques jours auparavant, sur le camp embryonnaire Alpha, l’agitation régnait. La colonie, en phase « Deux », était déjà bien établie. Chacun des quartiers avait troqué ses frêles tentes contre de solides habitats. Au centre, trônait le forum où les décuries pouvaient se retrouver. Les robots de maintenance allaient et venaient, tels d’infatigables ouvriers. Ils maintenaient en état chaque élément du camp. L’intervention d’un humain était devenue rare et spécifique à certaines missions demandant une réflexion approfondie sur la tâche à effectuer. Jour et nuit, les colons s’activaient à déployer de nouvelles installations, à recycler les matériaux, à planifier de nouvelles excursions sur des lieux à l’intérêt notable. La décurie de Martin Feelnorn ne faisait pas exception à la règle. Le décurion forçait le respect. Pourtant, son apparence mince et peu musculeuse ne soulignait pas le trait physique attendu du chef. Tout, chez lui, résidait sur son regard. Il était perçant et incisif. Martin Feelnorn n’avait pas besoin de long discours pour affirmer son autorité. Ses yeux semblaient scruter l’âme de ses interlocuteurs pour y déceler leur volonté. Les ordres de mission avaient été concertés entre la responsable de l’ensemencement, Octavie Lifra, qui se montrait chaleureuse et bienveillante de prime abord, mais d’une détermination sans bornes et calculatrice, selon certains membres d’équipage et proches collaborateurs, et les deux centurions, Dévitry Pishard et Hugo Leblanc. Martin Feelnorn écoutait les explications des trois responsables. Des sondes automatiques avaient révélé la présence d’un canyon, à quelques jours de transporteur du camp. Afin d’assurer un développement continu de la colonie, il était nécessaire d’analyser, in situ, la possibilité de profiter de la puissance éolienne générée par le vent accéléré dans les zones rétrécies. Les premiers relevés étaient prometteurs et assureraient une grande partie des

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Markind Epsilon Eridani Poussières 31 besoins énergétiques du camp embryonnaire. Des modèles réduits des futurs appareils avaient été réalisés sur le Markind et seraient envoyés par la prochaine navette en partance du vaisseau mère. « Martin, prenez soin de ces prototypes d’éoliennes. L’issue de votre mission pourrait faire gagner quelques mois à la colonie en matière d’autonomie énergétique et de développement des infrastructures, conclut la responsable de l’ensemencement. — J’ai bien noté le caractère critique de cette expédition, j’en informerai évidemment l’ensemble de la décurie, confirma Martin. — Nous ne doutons pas de la réussite de votre mission. Votre décurie semble la plus qualifiée. Nous tenons à vous avertir que la faune peut se montrer agressive, comme nous l’avons malheureusement appris à nos dépens dans les premiers instants où notre lignée a posé le pied sur Saruan-c. La prudence est donc de mise, ajouta Dévitry, le premier colon à avoir foulé le sol de ce nouveau monde, qui se tenait au côté de Martin. — Effectivement, Dévitry, en accord avec Hugo, nous vous autorisons à vous approvisionner en armes. Un cube d’armement vous a été attribué et descellé, expliqua Octavie. — Un robot tactique MART-MKD n’aurait pas été plus indiqué ? fit remarquer le décurion. — Vous n’avez pas tort, Martin, malheureusement, sur les trois exemplaires que compte notre colonie : le premier est en cours de maintenance à bord du Markind, un second est dévolu à la protection du camp embryonnaire Alpha, et enfin le dernier est déjà attribué en support à deux décuries expédiées en zones dangereuses. Ne soyez pas trop inquiet, les scolopendres vivent exclusivement à proximité des zones humides. Le site de cette mission est bien trop aride pour cette espèce », expliqua Hugo Leblanc sur un ton scolaire. Cette dernière explication du centurion qui avait conduit la seconde vague d’humains à la surface de Saruan-c ne

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Markind Epsilon Eridani Poussières 32 convainquit pas réellement Martin Feelnorn. « Soit, je vais préparer ma décurie pour ce départ. Dès réception des éoliennes, nous nous mettrons en route, termina le décurion sans laisser percer ses doutes. — Merci messieurs. Nous vous souhaitons toute la réussite possible dans cette mission, Martin. Vous pouvez disposer », conclut Octavie Lifra. Elle coupa la communication avec le camp embryonnaire. À bord du Markind, dans le centre décisionnel, la nuée s’activait autour d’elle. Elle regarda un instant ces femmes et hommes qui œuvraient à chaque instant à la réussite de l’ensemencement de ce monde foisonnant de vie. Je suis fière de vous et vous le sentez. Ma présence sur Saruan-c s’approche. J’ai hâte, pensa-t-elle. Elle croisa rapidement le regard d’un membre d’équipage. Cette personne lui offrit, en retour de cet échange visuel, un large sourire. Elle lui en retourna un tout en se dirigeant vers une salle de repos où elle affectionnait de se restaurer et de décompresser. Martin Feelnorn venait de quitter le forum, après avoir salué rapidement les deux centurions. Il s’arrêta un instant pour consulter son PIM et envoyer ses premières instructions à sa décurie. Il reprit sa marche en direction de ses quartiers, plongé dans ses ordres. Soudain, un bruit strident se fit entendre. Il s’arrêta net. Un robot médical équipé de sa nacelle passa à toute vitesse devant lui. Il le suivit des yeux. Au loin, il pouvait deviner un léger mouvement de foule. Encore une attaque. Je doute un peu de l’optimisme de Leblanc. Il nous faudra redoubler de vigilance, pensa-t-il. Près de la limite du camp embryonnaire Alpha, il pouvait apercevoir le robot tactique pivoter sur lui-même et faire usage de ses armes énergétiques sur ce qui devait être, une fois de plus, des scolopendres. Il repartit en direction de ses quartiers, laissant la triste scène derrière lui. Dans le bâtiment dévolu à sa décurie, le jeune Eran,

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Markind Epsilon Eridani Poussières 33 allongé sur sa couchette, épousant parfaitement sa morphologie, discutait par liaison distante avec son amie Lio Chen. Après avoir rejoint la surface de Saruan-c, Eran aurait souhaité passer autant de temps avec elle que sur le Markind. La frénésie accompagnant chaque début d’ensemencement avait contrarié son souhait. Sans pause, la jeune femme lui récapitulait l’ensemble de ses découvertes de la journée. Elle était aux anges. La faune aquatique était encore plus prodigieuse qu’elle ne l’avait espéré. À l’aide d’une navette, en compagnie d’une partie de sa décurie, elle avait réalisé des observations sur place étonnantes et des prélèvements dans les profondeurs de l’énorme lac présent à quelques dizaines de kilomètres du camp embryonnaire Alpha. « Des trilobites énormes, Eran ! Tu te rends compte ! Les mêmes que sur l’ancienne Terre au silurien » lui avait-elle expliqué, la voix emplie d’excitation. Mais Eran se souciait peu de la faune lacustre. Il aimait juste entendre la voix de son amie. Ses petites intonations, il prédisait même les moments où la voix de Lio passerait dans les aigus. À son grand dam, leur échange fut interrompu par un signal sur son PIM. Un message entrant important et de nombreux documents annexes venaient d’apparaître. « Formidable, Lio. Je vais devoir te laisser. Apparemment, la courte période de repos est terminée pour ma décurie. Je viens de recevoir un ordre de mission de la part de Martin. À bientôt, dit Eran. — Soit prudent Eran. Il faudra aussi que je te montre les espèces amphibies. Elles sont fascinantes », termina la zoologiste avant de couper la communication. Eran observait les différentes consignes sur son pupitre d’information mobile. La zone où sa décurie allait évoluer le changerait un peu de l’atmosphère lourde et humide du camp embryonnaire Alpha. Le canyon se trouvait à une bonne distance et n’avait été visité que partiellement par une sonde de reconnaissance volante. Pour sa spécialité, la botanique, il pourrait y découvrir des espèces nouvelles de plantes en

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Markind Epsilon Eridani Poussières 34 zone semi-aride. Tout en s’étirant, il se leva et commença à préparer son matériel conformément aux procédures reçues. « Eran. As-tu vu Josh ? demanda un colon. Le jeune botaniste sursauta. Il se retourna pour faire face à son interlocuteur. Un grand gaillard, large d’épaules et dépassant au moins les deux mètres. Marc Misdal était le géologue de sa décurie. Avec Josh Melord, biologiste, les deux formaient un inséparable couple. Leur bonne humeur assurait une forme de cohésion au groupe de dix colons menés par Martin Feelnorn. — Quelle manie tu as de toujours débarquer à l’improviste Marc ! répondit Eran d’un ton sec. — Tu es facilement impressionnable, mon vieux. Mais ça ne répond pas à ma question. L’as-tu vu ? demanda de nouveau le géologue. — Non, désolé. Peut-être au centre virtuel. Es-tu allé voir ? supposa Eran. — C’est le premier endroit que j’ai vérifié bien sûr. Il y passe un temps fou. Il ne répond pas sur son PIM. Cela ne lui ressemble pas, ajouta Marc. Mais à peine sa phrase terminée, son PIM afficha un message entrant. — Ah enfin ! Josh. Mais que faisais-tu ? Le départ approche », dit Marc tout haut en faisant un bref signe de la main pour saluer le jeune botaniste. Ces deux-là. Vraiment, pensa Eran en se replongeant dans ses préparatifs. La décurie finissait de charger son matériel dans le transporteur. Le véhicule était rutilant. Les rayons matinaux de l’étoile Saruan lui donnaient une teinte orangée du plus bel effet. Les transporteurs étaient utilisés depuis la première colonisation d’une planète par l’Homme. Sur Mars, sous la pression des besoins d’adaptation aux conditions de vie difficiles, ces derniers avaient évolué rapidement. Au départ, ces simples engins imaginés pour parcourir facilement une

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Markind Epsilon Eridani Poussières 35 certaine distance se montraient peu agiles et très gourmands en énergie, leur rayon d’action ne dépassant pas quelques kilomètres. Ceux des markinds n’avaient gardé de leurs ancêtres que le nom. En effet, les transporteurs avaient désormais une autonomie poussée à l’extrême, acquise par les connaissances technologiques de la lignée. Ils abritaient les colons dans leurs expéditions, offrant confort et espaces de travail pour réaliser toutes sortes d’analyses. Certaines lignées de markinds disposaient de technologies encore plus abouties, permettant une agilité dans tout type de configuration de terrain, et bien d’autres prouesses. La lignée du Markind Epsilon Eridani avait adjoint un recycleur de matériaux à ce véhicule. D’un côté, il permettait aux colons de s’isoler et d’être autonomes plus longuement. Cependant, ce type de dispositif alourdissait grandement l’engin, empiétant sur son rayon d’action et limitant son agilité. La soute du transporteur était déjà bien remplie et indiquait un départ imminent. Martin Feelnorn, le décurion, participait au chargement, il n’avait pas réellement de directives à donner. Chacun savait ce qu’il avait à faire. Il s’assura juste, avec l’aide de l’ingénieur de la décurie, de l’état du chargement des éoliennes, leur précieuse cargaison. Elles avaient été placées sur le toit du transporteur dans des caissons étanches. Il descendit du véhicule et se plaça à quelques mètres. Tout en faisant le tour du lieu d’agitation de sa décurie, il pianotait sur son pupitre d’information mobile pour valider chaque étape précédant leur départ. Son assistant numérique lui indiqua qu’il ne lui restait plus que les armes à charger. La procédure voulait que l’ensemble des membres de l’équipe se présente à lui pour valider ce type d’équipement particulier. En effet, toute arme utilisée dans de sombres desseins pouvait mettre en péril toute une lignée. Les protocoles étaient stricts et soumis à de nombreuses validations hiérarchiques. À peine eut-il fini de donner cet ordre que le premier équipier arriva comme prévu. Le biologiste présenta son équipement militaire. Martin y passa

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Markind Epsilon Eridani Poussières 36 un contacteur relié à son PIM. Il vérifia quelques paramètres et déverrouilla la sécurité. Le même rituel se répéta pour les autres membres de sa décurie. Enfin, il termina par sa propre arme. Le décurion s’éclaircit la voix qui tonna d’un ton martial. « Vous connaissez les consignes liées à leur utilisation, débuta Martin. Ne jamais pointer une arme en direction d’une autre personne ; toujours se positionner pour éviter les tirs croisés ; garder l’arme vers le bas ; toujours annoncer l’arrivée d’un premier tir, énuméra-t-il. Notre zone d’expédition a été peu répertoriée. Nous pouvons rencontrer de l’hostilité parmi la faune locale. Cependant, assurez-vous de tirer uniquement si une attaque est imminente. — Nous risquons de rencontrer des scolopendres ? demanda Josh avec une certaine appréhension. — Le centurion Hugo Leblanc m’a assuré que nous évoluerons dans une zone loin de leur habitat courant. La réponse est “très peu probable”, répondit brièvement le décurion. — Martin, je ne te sens pas convaincu, lança Eran sur un ton amical. — Cependant, en cas de danger imminent et difficilement surmontable, notre point de regroupement sera le transporteur, reprit Martin en regardant le jeune homme. Il marqua une légère pause puis reprit avec une voix moins dure. — Je connais chacun de vous, vos compétences, comme certaines de vos lacunes. Ceci est notre première mission ayant une issue potentiellement critique pour le camp Alpha, j’aimerais que vous mettiez de côté les moments de relâchement dont vous avez pu profiter sur le camp. Tout en prononçant cette phrase, il regarda Josh. Si nous restons vigilants et soucieux de la sécurité des autres, nous ne devrons pas rencontrer d’écueil. Maintenant, en route, la colonie compte sur nous », conclut le décurion. Une fois l’ensemble de la décurie embarquée et installée

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Markind Epsilon Eridani Poussières 37 confortablement, le transporteur commença son trajet à vitesse réduite en direction du canyon. La végétation était dense, un semblant de piste avait été dégagé auparavant. Bientôt, les dix colons s’enfonceraient plus avant dans les terres sauvages et vierges de Saruan-c. Le voyage s’était déroulé sans grand problème. Au départ, le chemin parcouru était ponctué de zigzags afin d’éviter des poches généreuses de végétation saruannaise. Ensuite, elle devenait plus éparse. Le trajet redevint plus rectiligne. Les colons observaient avec fascination les paysages qu’offrait cette planète vivante. Les plus chanceux purent apercevoir certains animaux n’ayant pas fui devant le drôle d’animal roulant en matériaux composites issu de la haute technologie humaine. Le terrain devint bientôt plus accidenté, trop pour le transporteur, forçant la décurie à terminer le trajet par ses propres moyens pour établir une tête de pont dans une clairière à proximité d’un étroit boyau d’accès au canyon. Le montage du campement avançait à grands pas. À la vue des dernières avancées technologiques de l’humanité, les habitats de la décurie auraient pu receler de nombreux mystères et gadgets technologiques de toutes sortes. Au contraire, le camp se composait essentiellement de tentes, comme celles utilisées jadis sur la planète de leurs lointains ancêtres terriens pour s’abriter des conditions terribles qui régnaient sur les pentes du plus haut sommet de cette planète, l’Everest. D’ailleurs, cette montagne faisait pâle figure devant la taille extravagante de plus de vingt-deux kilomètres d’Olympus Mons que l’humanité avait domptée sur Mars. Tout naturellement, les Terriens y avaient installé le centre névralgique de leur réseau de commandement. Comme pour signifier, une fois de plus à la nature, que l’Homme compte. Les Hommes de Mars avaient appris, au fur et à mesure de l’affirmation de leur identité et de leurs aspirations nouvelles, à se moquer de la suprématie

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Markind Epsilon Eridani Poussières 38 terrienne, et finalement à l’ignorer pour se diriger à bord des markinds vers un avenir plein de promesses. Dans cette clairière, en marge de l’installation du campement, Eran observait de plus près une plante vasculaire. Elle alliait à la fois des spécificités ancestrales et révolutionnaires. Il recherchait dans son PIM les similitudes terriennes avec des fougères. Il était intrigué par des excroissances, de petites sphérules ternes, présentes sous le feuillage. Il prit quelques clichés et nota ses découvertes. Il sortit un sachet hermétique pour effectuer un prélèvement. Il fut interrompu dans son action par Martin. « Déjà sur l’étude de la flore des alentours, à ce que je vois, dit le décurion. — Oui, Saruan-c est réellement impressionnante dans sa variété. Ces plantes sont des reliques du passé terrien mais ayant connu une évolution ininterrompue par des catastrophes globales. Elles sont fascinantes. Je termine un prélèvement sur ce qui ressemble à un organe reproducteur. Il s’agit d’un petit sac semblant contenir tout ce qui est nécessaire à la plante. À moins que cela soit destiné à une autre fonction. J’en saurai davantage après analyse dans le laboratoire mobile, expliqua le jeune botaniste. — Tout cela paraît fascinant, Eran. Cependant, les tentes ne se montent pas seules. Et ton aide serait fortement appréciée, demanda Martin. — Bien sûr, j’arrive tout de suite, s’excusa le jeune Eran, un peu gêné. — Pas de souci, je comprends ton enthousiasme. En revanche, je souhaiterais que tu conserves ton arme à proximité immédiate », lui dit Martin d’un ton plus ferme en lui rendant son arme. Eran la récupéra en acquiesçant rapidement d’un mouvement de la tête, termina son prélèvement, récupéra son matériel et se dirigea vers une des tentes en cours de montage. Puis le vent se leva.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 39 Eran était encore étourdi par la rapidité des faits. Un souffle puissant et terrible, provenant du canyon, balaya d’un seul coup les frêles habitats et les Hommes. Il s’abrita rapidement derrière une formation rocheuse. Il avait vu Josh se tordre de convulsions de même que ses autres compagnons. La mort avait été soudaine, d’une rapidité fulgurante. Il s’essaya à regarder encore ce qui restait du campement. Mais d’épais nuages, probablement de sable, étaient portés par le vent. Leur teinte d’un bleu soutenu le marqua. Il remarqua qu’il tremblait sans pouvoir se contrôler, la peur imprégnant chaque muscle de son corps. Un violent mal de tête le saisit. C’est mon tour, pensa-t-il brièvement. Sa vue se troubla. Seul le son des bâches battues inlassablement par le vent emplissait son univers. Leur rythme régulier lui donnait encore l’impression de mesurer le temps. Bientôt, il plongea dans l’inconscient, toujours parcouru de soubresauts incontrôlables.

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40 3. CONTACT Soignez le corps, soignez l’esprit. Jamais l’un sans l’autre ou sinon, Erun viendra, mes enfants. Eran, Maître de Saruan-c La cabine du transporteur couché sur le flanc, dans sa configuration actuelle, offrait un confort spartiate. Eran sentait ses membres engourdis. Par réflexe, il regarda son bras gauche meurtri lors de la joute avec la bête dans la clairière. Les premiers soins de sa combinaison touchaient à leur limite d’efficacité. La blessure était trop complexe et l’utilisation d’un caisson médical s’imposait avec une urgence croissante. Son pupitre d’information mobile le lui rappelait de plus en plus fréquemment. Allez Eran, du nerf, je ne peux pas me permettre d’être estropié si vite, se motiva intérieurement le jeune botaniste. Il tenta de bouger prudemment, se redressa et resta assis un instant. Il observa autour de lui. La nuit plongeait le transporteur dans l’obscurité. Seule une faible lumière jaune issue des indications médicales de sa combinaison repoussait l’obscurité. Je peux me permettre un peu de lumière sans risque, pensa Eran tout en enclenchant le dispositif

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Markind Epsilon Eridani Poussières 41 d’éclairage de sa combinaison. Bien que de faible intensité, le retour de la lumière lui fit un bien fou. Il reprit rapidement confiance. Il se leva. « Toi aussi, tu es dans un sale état. Je me rétablis et je m’occupe de ton cas », dit-il au transporteur en tapotant la structure de sa main droite. Il escalada les sièges qui offraient de solides appuis. Il poussa sur ses jambes pour atteindre la porte menant à la soute. Cependant, la progression n’était pas aisée surtout avec son bras gauche blessé. Au prix de nombreux efforts, il pénétra dans la zone de vie du transporteur. Un désordre total y régnait, causé par le renversement soudain du véhicule. La priorité n’était pas au rangement. Il se dirigea aussitôt vers le stockage médical. Ouvrant les compartiments se présentant comme des trappes à ses pieds, il chercha quelques instants. Enfin, il mit la main sur l’objet qui assurerait le salut de son membre supérieur. Il attrapa le caisson médical et répéta les gestes appris à de nombreuses reprises lors de ses phases d’entraînement sur Daucus et le Markind Epsilon Eridani. Avec précaution, Eran l’adapta et l’appliqua en le refermant au niveau de sa blessure. L’objet entourait désormais son membre en épousant sa forme. Il activa l’appareil. Ensuite, la technologie prit le relais. Sur son PIM, il pouvait voir les différents diagnostics et la progression des soins. Les premiers résultats n’étaient pas très rassurants et l’état des différents tissus endommagés aurait effrayé les chirurgiens de l’ère pré-extra-expansionniste. Cependant, les caissons médicaux réalisaient des prouesses étonnantes. Le jeune homme resta confiant. La bioingénierie avait effectué des bonds de géant depuis les premières phases de colonisation de Mars. Il fallait faire plus petit et plus efficace en repoussant toujours plus loin les limites de la physique. Ainsi, au prix de multiples évolutions, les médecins, désormais appelés biologistes sur les markinds, avaient développé une couche de premiers secours

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Markind Epsilon Eridani Poussières 42 intégrée toujours plus étroitement dans la combinaison des colons. Ces équipements avaient sauvé de nombreuses vies et permis aux lignées de se maintenir, malgré de graves situations, dans un état de santé minimal. À cela s’ajoutait l’humaniformation qui avait modelé l’humanité, à tel point que seule l’apparence générale donnait l’illusion. Lors d’analyses physiologiques, un médecin de la période pré-extra-expansionniste aurait juré être en présence d’un être d’un autre monde. Ainsi, les Hommes étaient plus adaptés, résistants et aisés à soigner. Les innovations ne cessaient jamais, le caisson médical était une des merveilles récemment développées sur les markinds depuis la colonisation de Harriot-a. Un liquide nutritif baignait les tissus à réparer, des nanorobots contrôlés par le caisson et le PIM d’un biologiste ou du blessé assuraient une reconstruction des nerfs, des vaisseaux sanguins et des autres tissus. Un bémol quant à l’utilisation du caisson obligeait son porteur à des phases de repos fréquentes, pour une durée plus ou moins longue. En effet, les drogues utilisées demandaient une vigilance accrue de la part d’un biologiste. Logiquement, le bénéficiaire des soins était vivement invité à ne pas réaliser de tâche engageant un niveau dépassant une faible criticité. Malheureusement pour Eran, le biologiste de sa décurie reposait à quelques kilomètres sous les bâches aux côtés de son inséparable compagnon, Marc. Le jeune botaniste devait donc mettre en œuvre tout un protocole, seul. Dans sa situation, il devrait redoubler de vigilance dans ses déplacements pour ne pas se blesser par la fatigue engendrée et les étourdissements prévisibles. Après avoir englouti un repas plus que bienvenu composé de quelques galettes énergisantes et d’une eau rafraîchissant sa bouche asséchée par ces dernières heures, Eran s’attela à une tâche peu aisée : faire le diagnostic des dommages du transporteur. Le premier constat crevait les yeux. L’engin était comme mort, gisant sur son flanc. Ainsi, il fallait en premier lieu trouver le moyen de redonner une étincelle

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Markind Epsilon Eridani Poussières 43 d’énergie à l’engin. Il fouilla dans les caissons hermétiques un moment sans réel succès. L’inventaire visible sur son PIM était bien utile, mais ne changeait pas le fait que la droite du transporteur était désormais le plancher et que le contenu de la soute s’était retrouvé sens dessus dessous. Poursuivant ses recherches, il mit finalement la main sur deux cellules d’énergie. Prudemment, il s’agenouilla à proximité d’une trappe donnant un accès aux systèmes énergétiques du transporteur. La prudence devait, en effet, être de mise, car le choc avait pu créer des pièges soit électriques, soit chimiques. Des pièges potentiellement mortels à qui y plongerait les mains sans précaution. Après s’être équipé en conséquence, le jeune botaniste mit en œuvre les précieux conseils de l’ingénieur de sa décurie. Il vérifia l’état des vaisseaux et organes synthétiques du véhicule. Il ôta doucement, une à une, les cellules vides pour les stocker dans des conteneurs qui se chargeraient de les remplir. Il fut étonné devant un cas de figure jamais étudié auparavant. Au moins une des trois cellules aurait dû toujours être pleine et s’être mise en sécurité. Puis, en prenant un peu de recul sur la situation du véhicule, il comprit. La chute avait enfoncé la paroi, détruisant les circuits de secours. Il s’agissait d’une erreur de conception presque grossière. Les ingénieurs avaient mis tous les œufs dans le même panier. Eran s’assit un instant. Sa position inconfortable lui provoquait des vertiges. La fatigue, le stress et les substances parcourant son corps, n’arrangeant rien, lui imposèrent une période de repos. Il crut voir un instant Nell, l’ingénieur, s’affairer à une réparation quelconque vers le poste de pilotage. La position de son défunt compagnon, debout à l’horizontale, défiant la gravité de Saruan-c, même un peu plus faible, de très peu, que celle de Daucus ne pouvait l’expliquer. Tu commences à dérailler, Eran. Il se tapa de la main sur les joues en fermant les yeux. Quand il les ouvrit de nouveau, Nell avait disparu. Il s’autorisa sans attendre un

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Markind Epsilon Eridani Poussières 44 instant de repos. À son réveil, la douce lumière orangée du jour filtrait à travers la porte menant à la cabine. Le jeune botaniste, désormais, de facto, ingénieur en chef de sa décurie, se releva. Il fallait s’activer à remettre en état au minimum le circuit primaire qui, par chance, semblait avoir moins souffert. À l’aide de plusieurs outils et de son incontournable pupitre d’information mobile, il passa lentement, scrupuleusement chaque connexion au jugement de son contacteur. Il répara, remplaça les pièces défaillantes. Au bout d’une bonne heure, ponctuée de quelques pauses que son état de santé nécessitait, il avait devant lui un circuit primaire tout neuf. « Alors Nell, qu’en dis-tu ? Du bon travail, non ? » clama à haute voix Eran. Le jeune botaniste commença à insérer la cellule d’énergie. À peine positionnée, une gerbe d’étincelles lui sauta au visage. Il recula par réflexe tout en écartant l’appareil. « Le commutateur, Eran. Tu n’as pas désengagé le commutateur. — Je sais Nell, j’avais juste… », répondit par réflexe le jeune homme. Eran se retourna, cherchant son interlocuteur, mais personne ne se tenait près de lui. Cette dernière intervention lui donna une impression désagréable, un mélange de peur et d’angoisse ancré au fond de son âme. Il n’était pas spécialement friand des histoires mêlant fantastique et paranormal. Il se doutait qu’il s’agissait du résultat de plusieurs facteurs : la fatigue, les drogues prodiguées par les soins du caisson médical, le stress intense et l’état de choc à la suite de la perte de sa décurie. Il reprit son souffle. Au passage, il ajusta le dosage des calmants diffusés par sa combinaison. La douleur sera un peu de retour, mais au moins, je garderai un peu de lucidité, se justifia-t-il. Enfin,

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Markind Epsilon Eridani Poussières 45 il termina l’installation de la cellule d’énergie en basculant préalablement le commutateur sur la position adéquate. La santé retrouvée du circuit primaire redonnait vie au transporteur. Il pouvait sentir les petits signes de vitalité synthétique comme les voyants fixes ou clignotants et, si l’on tendait bien l’oreille, le léger ronronnement de quelques installations. Eran resta un bon moment devant son PIM à détailler l’ensemble des pannes et des réparations à effectuer. Mais une tâche, et la plus importante, s’imposait à lui. Pour celle-ci, il n’avait pas fallu de diagnostic avancé ou autre donnée marquant un dysfonctionnement quelconque. Une évidence qui l’avait inquiété dès la vue de l’engin couché sur le flanc. Il faudrait le redresser. La décurie au complet aurait pu à la force de ses muscles relever l’engin. Mais seul et estropié, l’affaire était bouclée. Il lui fallait une aide extérieure. Eran, après un nouveau moment de repos plus que nécessaire, se lança dans une tentative de contact avec le camp embryonnaire Alpha ou une décurie à proximité. N’importe qui, du moment qu’il entende enfin un autre humain. Il doit bien y avoir quelqu’un qui nous cherche, depuis tout ce temps. Cette pensée l’avait accompagnée dès les débuts de sa retraite forcée. Désormais l’esprit moins dans l’urgence, elle refaisait surface au sein de ce nouveau refuge. Cependant, l’autonomie des expéditions amenait parfois à de rares liaisons avec les centurions ou Octavie Lifra, la responsable de l’ensemencement à bord du Markind. Pourtant, leur mission avait une forte valeur pour la colonie. Ils ne pouvaient donc pas rester sans échanges avec le commandement très longtemps sans éveiller des soupçons. En outre, il fallait compter avec les archivistes avides de données fraîches de toutes sortes pour alimenter une insatiable Humania, L’Encyclopédie universelle retraçant l’aventure humaine depuis ses origines. Par chance, les systèmes de communication n’avaient pas

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Markind Epsilon Eridani Poussières 46 souffert de la chute du transporteur, ni de l’absence prolongée d’alimentation électrique. Le jeune homme ouvrit un canal de communication général, en y adjoignant un caractère d’urgence, en direction du camp embryonnaire Alpha. Après s’être éclairci la voix, il dicta brièvement, pour une transcription et un envoi par écrit, les différents éléments expliquant son isolement et son besoin d’aide. « Eran, de la décurie Feelnorn, isolé depuis deux semaines et trois jours, sur la zone du canyon, site d’expédition 8BH. Seul rescapé de ma décurie. Raison du décès de mes équipiers : inconnue. Attaque par la faune négative. Réfugié à bord du transporteur. État médical stable. Transporteur inopérant suite basculement sur le flanc. Demande assistance immédiate. » Le message apparut sur son PIM en attente de validation. Il ajouta tous les critères adéquats pour une prise en charge prioritaire par les relais de communication. Une fois contrôlé, il envoya son appel à l’aide. Il fallait étendre le temps pour suivre le trajet du message d’Eran. Les impulsions électriques voyageaient du PIM en passant par les nerfs métalliques du transporteur puis se mutaient en ondes pour se diffuser dans toutes les directions. Un relais cueillit l’information, la digéra, pour la restituer et la transmettre dans un format lumineux. Enfin, les pupitres et les PIMs des colons du camp embryonnaire Alpha reçurent le message prioritaire du seul survivant de la décurie Feelnorn. Du côté d’Eran, seul un message apparut à peine une seconde après sa validation, affichant : « Transmis. » Il regarda son PIM un moment. Fixant l’objet, il patientait, en quête d’une réponse, quelle qu’elle fût. L’attente semblait s’éterniser. La réponse ne vint pas. D’une nature patiente, Eran commençait à perdre cette vertu. Il doit y avoir un problème sur mes systèmes de réception, détermina-t-il en premier lieu. Il relança un diagnostic complet des systèmes de communication du véhicule.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 47 Effectivement, quelques problèmes remontaient dans la liste. Mais ceux-ci étaient mineurs. Le jeune homme vérifia de nouveau l’ensemble des sous-systèmes. Les structures de communication, transporteur, les relais et terminaux du camp opéraient correctement. Le problème ne provenait pas d’un dysfonctionnement technique. Sa tête bourdonnait. Il regardait son PIM, aucune réponse ne lui parvenait. Au fond de lui, le stress monta inlassablement. Ce qui était exclu, impensable, devenait possible. Enfin, la réalité s’imposa à lui, terrible, incroyable. Il n’y avait personne au camp embryonnaire Alpha. Il recula, cherchant un support pour son corps meurtri et son esprit frappé de plein fouet par cette révélation. Eran était plutôt d’un naturel optimiste, enjoué tout en restant discret. C’était quelqu’un d’agréable à vivre. Martin Feelnorn avait tout de suite remarqué en lui ce potentiel. Ces qualités qui, cachées, encore inconnues de leur propre détenteur, faisaient de lui un être à part. Il comptait parmi les femmes et les hommes sur lesquels on pouvait s’appuyer. Déjà sur Daucus, l’enfant Eran avait impressionné ses maîtres instructeurs. Il avait montré des qualités d’écoute et de prise de recul sur lui-même qui, dès son plus jeune âge, avaient forcé le respect de certains. D’autres, comme à l’accoutumée, nombrilistes indécrottables, le qualifiaient de rêveur, inutile dans la réalisation de leurs projets à court terme et personnels. Eran avait appris peu à peu à se désintéresser de telles personnalités néfastes et immatures. Il avait toujours été attiré par les personnes plus mûres, qui n’étaient pas souvent les plus âgées. Seule Lio Chen venait contredire une partie de ce schéma par son caractère parfois enfantin. Comme il ne cherchait pas en permanence la compagnie de ses semblables humains, Eran s’était naturellement entiché des plantes et plus généralement de la flore de sa planète. Elle lui avait offert de belles découvertes, comme les canneberges des plateaux daucusiens, dont il

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Markind Epsilon Eridani Poussières 48 partageait le titre de découvreur et d’amateur inconditionnel. D’ailleurs, il était le seul dans son entourage à aimer leur goût à l’amertume prononcée. En outre, ses qualités d’intervenant et son expertise en botanique avaient, logiquement, amené les responsables de l’ensemencement à retenir son profil pour un départ vers leur nouvel avenir, Saruan-c. Dans un premier temps, Eran avait décliné poliment l’offre. Terrible affront, que l’on avait mis sur le compte de sa jeunesse. En effet, les ensemencements relevaient presque du sacré. Les vaisseaux spatiaux de type Markind étaient adulés par toutes les générations confondues. Puis, devant les nombreuses relances et les promesses diverses et variées, ils eurent raison de sa volonté. Eran n’avait, pour finir, prononcé qu’un seul vœu qui étonna les ingénieurs du Markind Epsilon Eridani, que l’on charge les modèles de synthétisation de sa purée de canneberges fétiches, améliorée par sa mère, à bord. Vœu aussitôt accepté et exaucé après une vigoureuse poignée de main avec Octavie Lifra qui afficha un sourire radieux en prononçant le fameux, mais quelque peu grotesque, et attendu : « Bienvenue à bord. » Personne n’était venu depuis plusieurs semaines, personne. Ils ont fui. Ils sont retournés sur le Markind. Quelque chose les a contraints à fuir. Le vent… Le vent a emporté ma décurie en quelques secondes, tenta de se convaincre intérieurement Eran. Depuis plusieurs jours, inconsciemment, il avait refusé toute autre éventualité. Pourtant, tout semblait au fil des indices mener à cette incroyable conclusion. Je dois joindre le Markind. Ils m’ont cru mort, emporté par le vent, emporté par une de ces terribles bêtes. Le transporteur hors-service, ils en ont conclu ma perte. Je dois parvenir à les contacter. Eran tenta d’utiliser la même procédure, mais avec cette fois comme destination le Markind Epsilon Eridani évoluant en orbite autour de Saruan-c. Cette fois le message reçut une réponse.

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Markind Epsilon Eridani Poussières 49 « Transmission impossible. Relais CEA HS. » Eran éructa quelques noms d’oiseaux en direction de son PIM qui n’était nullement responsable de cette situation. Mais comme de nombreux objets inertes, il devait de temps à autre supporter les colères et frustrations humaines. Le jeune homme s’assit, vaincu. Sa tête lui faisait mal. Cette fois, avec tous ces efforts, les drogues, la fatigue et cette dernière révélation, il était à bout. Il regardait régulièrement son PIM, comme s’il attendait un hypothétique : « Message bien reçu. Nous arrivons. » Il savait désormais qu’il ne pourrait compter que sur lui. Sa condition plus que probable de seul homme restant sur cette planète aurait pu plaire à certaines personnes atteintes de mégalomanie et agoraphobes. Mais ce n’était pas du goût d’Eran. La faim le fit sortir de sa torpeur. Il lui restait quelques galettes énergisantes. Cependant, avec le récent rétablissement des systèmes du transporteur, il allait pouvoir enfin améliorer son repas. En s’appuyant contre les différents supports, il se dirigea vers le synthétiseur de nourriture, dont il déverrouilla les attaches pour remettre, l’appareil à l’endroit. Bien que volumineux, son poids n’était pas un problème. Les ingénieurs avaient réussi à alléger toutes sortes de matériels. Lors d’un voyage spatial, qu’il soit en direction d’un satellite en orbite basse ou d’une planète à l’autre bout de la galaxie, chaque gramme comptait. Sans hésiter une seconde, il commanda sa purée fétiche. Pour patienter, il fit l’inventaire de ce qu’il restait dans le transporteur. Il mit de côté ce qui était brisé, inutilisable ou dont le fonctionnement lui était inconnu. Il bénéficia de quelques heureuses découvertes comme un module de commande d’un robot tactique MART-MKD. Il regarda un instant l’objet qui ressemblait à une simple tablette de verre sombre. Mais qui dans les mains d’un humain le transformait aussitôt en maître d’un champ de bataille. Il positionna la tablette sur sa combinaison après avoir effectué la liaison

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Markind Epsilon Eridani Poussières 50 avec son PIM. Martin ne devait pas vraiment avoir confiance en Hugo pour emmener ça, pensa brièvement Eran. En effet, un tel appareil ne pouvait se retrouver là par hasard. La délivrance d’un tel instrument militaire devait avoir l’aval d’un des deux centurions ou d’Octavie Lifra. Tout laissait penser à des luttes de pouvoir entre les trois. Et leur décurion Martin Feelnorn y jouait un rôle que ne put déterminer Eran. Mais qui désormais, par les récents événements, montrait encore une fois la futilité de ces querelles. Il récupéra sa friandise qu’il avala goulûment. Elle lui fit un bien fou. Il frôlait l’état de manque. Il en avait tellement besoin. La solitude lui pesait de plus en plus. La tablette tactique de Martin le ramena à de sombres pensées. Ces compagnons n’étaient plus. Il les avait laissés sous une simple bâche, frêle tombeau devant les potentiels charognards qui, un jour ou l’autre, se repaîtraient de chair humaine. Il n’attendait pas d’aide que pour lui-même. Il avait espéré une fin plus digne pour ses compagnons. Il se fit une promesse. Il reviendrait, un jour, leur offrir une sépulture plus humaine et digne du souvenir de ses compagnons. La nuit avait fait son retour et le transporteur gisait toujours sur le côté, telle une bête mourante. Peut-être est-ce cette analogie qui attira l’animal ? Il semblait flairer quelque chose, une piste laissée par le liquide de vie d’un animal blessé. Il la remontait en douceur et silencieusement afin de mettre toutes les chances de son côté. La faim et l’instinct l’avaient mené là, comme d’autres. Ils s’observaient les un, les autres, se jaugeaient. Le plus fort, le plus gros emporterait la mise. Les autres ne goûteraient que les restes qu’il aurait daigné leur laisser. Les lois de la nature se répétaient dans l’univers, dans des époques et des lieux si distants. Comme attendu, le premier qui se lança était le plus gros. Il arriva vite à hauteur du transporteur. Il fit volte-face, attrapant dans sa gueule le deuxième plus menu. Le troisième attaqua le

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Markind Epsilon Eridani Poussières 51 premier par-derrière. Il n’y avait pas de lâcheté dans ce monde, seulement la faim, la survie. Le premier recula, tentant d’éviter le coup. Il frappa de tout son poids le troisième qui roula sur quelques mètres, accusant sa blessure. Le quatrième, opportuniste, acheva la bête fraîchement blessée et devint le troisième. Le deuxième recula pour se remettre de l’attaque. La blessure était superficielle. Il fonça sans attendre plus longtemps sur le plus gros. Les deux bêtes s’entrechoquant finirent leur course dans le châssis du transporteur qui bougea d’un bon mètre sous la violence du choc. Eran, à l’intérieur, se réveilla en sursaut après avoir roulé sur lui-même. Encore hagard, il se demanda ce qu’il se passait. Il comprit vite. Des prédateurs rôdaient à l’extérieur. L’image de la gueule cauchemardesque de l’animal qu’il avait brillamment occis lui revint à l’esprit, augmentant son stress d’un cran. Il regarda sa combinaison, elle portait encore les traces de sangs mêlés. Ils m’ont senti. Je ne suis qu’un animal blessé pour eux. Le transporteur subit un nouveau coup, il se retint de justesse avec son bras valide. Il sentait son cœur battre à tout rompre. Un combat se déroulait à l’extérieur et il en était le trophée. À chaque mouvement de son refuge, les lumières et systèmes vacillaient, encore fragiles. La situation devenait critique. L’engin en lui-même n’était pas une forteresse. Le bruit d’un animal évoluant sur ce qui était devenu le plafond accentua la tension. La joute était terminée. Le plus gros, le plus fort venait réclamer son prix. Les autres plus petits, vaincus, attendaient, couchés, récupérant de leur combat. Les bruits de griffes crissaient sur le métal et les matériaux de revêtements. La bête victorieuse arriva à la porte du transporteur. Elle frappa, gratta. Eran restait figé, la peur emplissait ses muscles de substances le maintenant immobile. Un bruit plus fort le fit sursauter. La gueule de cauchemar s’affichait devant lui, heureusement pour le jeune homme, de l’autre côté du pare-brise du véhicule. L’échange de regards ne dura qu’un instant. Eran

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Markind Epsilon Eridani Poussières 52 se précipita pour tenter de refermer la porte de la soute et la verrouiller. Il savait que ce dernier rempart était illusoire. La taille de l’animal était sans commune mesure avec son combat passé. Il chercha son arme. Elle était restée dans la cabine. Il se rappela les mots de Martin Feelnorn, son décurion. Il n’avait pas, une fois de plus, suivi scrupuleusement les procédures. Mais cette fois, l’erreur pouvait lui coûter la vie. Le souvenir de son compagnon l’amena à prendre la tablette tactique. Son salut était là, entre ses mains. Il s’assit, essayant, autant que possible, de ne plus écouter les terribles coups que donnait la bête sur le transporteur. Il activa les commandes tactiques de son PIM. La tablette noire s’illumina aussitôt, lui affichant de nombreux paramètres. Il défila à tâtons dans les menus. Par chance, Martin avait déjà préparé une procédure d’urgence. Eran retrouvait espoir, les larmes coulaient sur ses joues. « Merci, merci Martin », remercia-t-il à haute voix. Ses mains tremblaient, la combinaison tentait de stabiliser l’état de son hôte. Eran arriva enfin sur la commande qui assurait son sauvetage. Dehors, l’animal redoublait de violence. Peut-être sentait-il une issue proche ? Ou était-ce l’impatience de ses congénères qui le pressaient de mettre rapidement un terme à son action ? Puis, quelques minutes plus tard, qui avaient semblé durer une éternité, comme toujours dans les moments critiques, le bruit de la fureur métallique vint ramener le silence. Le robot tactique trônait devant les cadavres de ses adversaires. Plus gros, plus fort, une fois de plus, l’ordre naturel avait été respecté. Le soulagement avait eu raison du jeune botaniste. Il dormait à poings fermés sur un des matelas issus des couchettes confortables du transporteur. La présence rassurante du MART-MKD, à l’extérieur, avait créé autour de lui une bulle sécurisante. Deux autres prédateurs avaient tenté une nouvelle approche au prix de leur vie. Les autres, plus malins, avaient rebroussé chemin. Ils trouveraient une

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Markind Epsilon Eridani Poussières 53 proie plus accessible. La lignée Epsilon Eridani avait été plus prudente que la lignée 55 Cancri. Dès le départ, des garde-fous avaient été insérés dans le cerveau synthétique des robots tactiques. Pour les colons, ils faisaient d’eux de véritables anges gardiens de l’humanité. Ainsi, ces terribles armes ne pouvaient se retourner contre leur créateur. D’ailleurs, leur autonomie décisionnelle avait été réduite au strict minimum. En conséquence, un humain était toujours requis pour des contrôles avancés et des modifications opérationnelles. Eran se réveilla, et pour la première fois, sa sécurité n’était plus le centre de son attention, comme les premiers hommes qui trouvèrent un havre de paix. Cela laissait le champ libre à la pensée, à la recherche du confort et aux projets à moyen terme. Il sentit le besoin de nettoyer son corps des souillures qui le couvraient. Le minuscule espace de toilette n’invitait pas à la détente et encore moins dans la position du transporteur. Eran réussit tant bien que mal à se glisser à l’intérieur. Il offrait juste les fonctions nécessaires à l’hygiène humaine ni plus ni moins. Seul un miroir permettait à l’occupant un moment de coquetterie. Sans surprise, son image le frappa. Il se dévisagea en pivotant sa tête et en grimaçant. Il arborait une mine terrible. La fatigue et son rationnement avaient creusé ses traits déjà fins. Son visage était barbouillé de poussières et d’autres taches indéterminées. Le résultat affreux de son rasage improvisé se confirma. Ses cheveux présentaient un état pitoyable. Il y passa sa main et sentit les nombreux nœuds. Il bascula le miroir dans un mode permettant de se voir en entier. Le constat n’était pas meilleur. Sa combinaison, déchirée, sale et maculée de sang, achevait ce triste tableau. Heureusement pour lui, les installations du transporteur permettaient aux colons des possibilités pour retrouver une propreté digne de ce nom. Mais auparavant, il fallait redresser et réparer le véhicule. La première tâche allait pouvoir être réalisée plutôt

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Markind Epsilon Eridani Poussières 54 facilement, la seconde demanderait du temps et une aide complémentaire. En effet, les dommages étaient trop importants et les derniers assauts répétés des bêtes n’avaient pas arrangé les choses. Après s’être extrait avec prudence de l’espace de toilette. Il rejoignit sa couchette où il se restaura et en profita même, malgré les protestations de son PIM, pour dévorer une de ses friandises. Saruan baignait la scène de ses rayons majestueux matinaux. Debout sur le flanc gauche du transporteur, le jeune homme tournait sur lui-même pour observer le champ de bataille de la veille. Il sentait en lui une puissance monter. Le robot tactique sous ses ordres, il était invincible. Les dépouilles gisaient en bas, leur sang bleu irriguait le sol d’un brun soutenu. À part la végétation qui se balançait au rythme des rafales de vent, rien ne venait troubler son proche voisinage. Il regarda le MART-MKD. L’apparence extérieure du modèle de cette lignée n’avait pas tellement changé depuis son développement sur Mars. Les lignes étaient toujours acérées, renforçant son aspect militaire. Sa carrosserie affichait une belle teinte bleue. Au sommet, un canon principal faisait office de tête et pouvait rayer toute trace de vie à trois cent soixante degrés, sur une distance impressionnante. Sur ses flancs, deux armes plus réduites pouvaient faire penser à des membres supérieurs. Le tout reposait sur six chenilles mobiles lui conférant une tenue au sol impeccable. Enfin, les tuyères ventrales et dorsales lui permettaient d’évoluer dans les airs avec agilité. Le robot tactique, une fois déployé, pouvait atteindre des théâtres d’opérations situés à des centaines de kilomètres en quelques minutes. Eran regardait ce concentré de haute technologie martiale avec une certaine fascination. En lui, renaissait subitement l’enfant daucusien aux longs cheveux d’un noir profond. Il sourit au robot et lança : « Merci MarKid ! » Eran faisait référence à un programme jeunesse adulé par les adolescents de Daucus, mettant en scène une planète

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Markind Epsilon Eridani Poussières 55 habitée de terribles êtres agressifs. Les Hommes les combattaient sans relâche depuis des décennies. Le héros était accompagné d’un MART-MKD doué d’une volonté propre. Les deux personnages s’étaient liés d’amitié au fil des épisodes. À la fin de chaque combat décisif, le personnage principal lançait toujours, sur le même ton, la phrase que prononça Eran. La réalité rejoignait la fiction. Cependant, les tragiques événements traversés par le jeune botaniste n’auraient pas trouvé place dans le divertissement. Le temps n’était pas aux enfantillages. La matinée avançait et Eran devait rapidement régler son problème avec le transporteur. La procédure était d’une grande simplicité. À l’aide d’un filin métallique attaché au robot tactique, une légère traction remettrait sur ses roues le véhicule. Cependant, la manœuvre était délicate. Il faudrait contenir la chute de l’engin pour ne pas risquer de briser les essieux du transporteur. Ensuite viendraient des réparations plus complexes. Le jeune homme déroula dix bons mètres d’un fil aussi fin que rigide. D’ailleurs, le port de gants de protection était fortement recommandé. Avec précaution, Eran fixa sur plusieurs points d’ancrage du véhicule le fil métallique. Il utilisa les commandes tactiques pour faire approcher son subordonné synthétique. Il se pencha pour accéder à deux barres rigides du robot, afin de fixer l’autre extrémité du filin. Maintenant, il fallait contenir la chute de l’engin. Il pensa aussitôt à du matériel gonflable. Malheureusement, aucun objet de ce type n’était présent à bord. De toute façon, son état ne lui permettait pas d’installer tout un système pneumatique. Pourtant, il fallait agir et il décida de faire confiance à la robustesse du véhicule. Il alla chercher un autre filin pour l’accrocher sur le toit du transporteur et le relier au MART-MKD. Celui-ci devrait provoquer le premier mouvement de bascule et en ralentir un minimum la chute. « On tente le tout pour le tout ? » demanda-t-il au robot

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Markind Epsilon Eridani Poussières 56 tactique. Sans attendre de réponse de la part de son ange gardien, il s’écarta du transporteur et doucement commença l’opération. Eran dansait de joie. Enfin, il semblait reprendre la main sur la situation. Comme attendu, le véhicule bascula en douceur. Les puissants amortisseurs, aidés de façon presque inutile par le deuxième filin, absorbèrent le choc sans ciller. Il avait sous-estimé la qualité de fabrication de ces engins tout-terrain. Il déchanta un peu à la vue de la partie qui avait été posée à terre et qui retrouvait enfin sa position adéquate. Eran s’approcha du véhicule. Il bascula son PIM en mode diagnostic et balaya les entrailles du transporteur avec son contacteur. Aussitôt les premiers relevés s’affichaient. Les dommages étaient importants et touchaient essentiellement à la distribution de l’énergie vers les moteurs des roues. Il se trouvait démuni devant l’ampleur des dégâts. L’intervention d’un robot de maintenance était plus que nécessaire. Un ingénieur en électronique et automatisme accélèrerait grandement les réparations. Je vais devoir mettre en pratique bien plus que tu ne m’as appris, Nell. Il souffla en regardant la déchirure dans la paroi de droite du transporteur. Le précédent assaut des bêtes n’avait rien arrangé. Durant toute l’après-midi, il s’attela, à l’aide de quelques outils, à remettre en état, ce qui pouvait l’être. Il pianota pour lancer une procédure de ravitaillement depuis le camp embryonnaire Alpha. Personne ne valida ses demandes. Il passa outre en forçant le système à accepter. Bientôt une sonde volante porterait sous son ventre un mécanicien de métal. Eran regarda en l’air, un instant, songeur. Les étoiles commençaient à percer sur la toile sombre du crépuscule. Une d’entre elles semblait filer plus rapidement et gagner une magnitude croissante. Il réalisa aussitôt. Le Markind Epsilon Eridani, en orbite, passait au-dessus du jeune botaniste. Il savait qu’agiter les bras ne serait qu’une gesticulation inutile. Il ne pouvait pas contacter les membres

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Markind Epsilon Eridani Poussières 57 d’équipage autrement qu’à partir du camp embryonnaire Alpha. Il regarda la magnitude du vaisseau mère baisser. Il sentait sa solitude le recouvrir de nouveau. « Bon sang ! Que faites-vous là-haut ? » dit Eran, suppliant une réponse de la part du point lumineux qui disparaissait.

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Continuez l'aventure 58

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Présentation de la saga

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59 À PROPOS DE L’AUTEUR Des romans de science-fiction, j’en ai englouti un bon nombre durant une bonne partie de ma vie. Des premiers livres qui ont bercé mon adolescence aux cycles de livres demandant un bagage de vécu plus conséquent pour les savourer, ils ont su emplir mon imaginaire de mondes merveilleux. J’ai décidé de me lancer à mon tour. Ainsi naquit dans mon esprit la saga Markind. Vous trouverez sûrement des références, explicites ou non, à de grandes œuvres de la science-fiction, du Space Opera et du Planet Opera. Des références ? Bien sûr, comme tous les auteurs, résident en moi les histoires d’Isaac Asimov, de Frank Herbert, de Dan Simmons, d’Arthur C. Clarke et de bien d’autres. Mais ce sont surtout les petits gestes du quotidien, l’actualité, l’écologie, les découvertes scientifiques et technologiques qui ont, et continueront, d’alimenter mes romans. Avec ces romans et les nouvelles de l’univers de Markind, j’ai voulu offrir une science-fiction accessible au plus grand nombre. Par le site markind.fr , et sa partie blog, j’ai souhaité être au plus près de mon lectorat. Car oui, une saga, à mon avis, doit aujourd’hui, se nourrir en grande partie des attentes de ses lecteurs. Et moi ? Humain mâle vivant sur la planète Terre. Je suis né en 1978, je vis dans la belle ville de Dieppe en Seine-Maritime.

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